Revue Caractère

Cette ombre qui me colle à la peau

Sélectionné par l’Université du Québec à Rimouski (UQAR) dans le cadre du concours littéraire sur le thème « Ventouse » et paru dans le numéro de l’automne 2022 de la revue CARACTERE

J’ai reçu vendredi dernier un message de José, mon professeur de chant, me donnant rendez-vous le lundi suivant à vingt et une heures à la médiathèque des Rives pour une répétition. J’ai tout d’abord été surprise, car ce n’était pas son habitude de m’adresser des messages ni de fixer des répétitions en dehors des mardis et jeudis. Je me demandai : « Pourquoi la médiathèque des Rives ? ». Nous n’y avions jamais tenu nos rencontres hebdomadaires. Et puis, l’heure me paraissait tardive. Mais finalement, pourquoi pas ? Je notai le rendez-vous dans mon agenda et n’y pensai plus de tout le week-end.

Lorsque le lundi arriva, je repensai dès le matin au rendez-vous de la soirée. Mon travail ce jour-là ne m’absorba pas suffisamment pour me distraire de cette préoccupation. Nous venions de clôturer un dossier long et compliqué et je devais simplement prendre connaissance d’un nouveau projet : ce que je fis d’un œil distrait et l’esprit préoccupé. Je passai la matinée dans cette position d’attente perplexe et inquiète. L’heure du déjeuner arriva.

C’est en longeant le boulevard Saint-Victor jusqu’au restaurant où je devais retrouver mes collègues que j’ai senti l’ombre, tout près de moi. Ses contours petit à petit se modelaient, prenaient la forme d’un être presque réel qui marchait à mes côtés, me frôlait. Je n’osais pas tourner la tête dans sa direction. Je préférais laisser mes yeux percevoir son image floue entrant obliquement dans mon champ de vision. Tout à coup, de cette présence palpable s’est échappé un son, une mélodie. L’ombre fredonnait et je reconnaissais le chant que j’avais au programme de ma prochaine leçon. J’ai accéléré le pas. L’ombre musicale m’enveloppait, se lovait tout contre moi. Lorsque je fis face à la porte vitrée du restaurant, je la vis se dégager de moi très rapidement. Puis son reflet disparut comme un halo de lumière se désagrège.

Pendant le repas, j’essayais de paraître intéressée par la conversation. Je fus soulagée lorsque tout le monde se leva. Je m’attardai pour ne pas reprendre le chemin du bureau avec mes collègues. Je quittai le restaurant la dernière, mais ne restai pas seule longtemps. Comme je m’y attendais, dès que je fus dehors, l’ombre m’emboîta le pas, se pressa contre moi et à nouveau m’enveloppa. Elle reprit le chant. Sa voix était maintenant plus claire, plus nette, je pouvais suivre les paroles, le rythme me semblait juste. Comme en une sorte d’écho simultané, je me mis à chantonner, de plus en plus clairement moi aussi. Quand, dans le reflet de la porte de l’immeuble où je travaillais, l’ombre disparut comme avant le déjeuner, j’avais chanté toute la mélodie. Je passai ainsi l’après-midi imprégnée par le chant que l’ombre, par son contact presque charnel, avait fait entrer en moi.

Le soir, lorsque je m’approchai de la médiathèque à l’heure convenue, j’aperçus Audrey et Louise qui traversaient la place dans ma direction. Elles semblaient bouleversées. Louise dit : « Jean vient de me prévenir. José est mort à midi, renversé par une voiture près du boulevard Saint-Victor ». Un frisson me parcourut, je me sentis tout à coup vidée de toute substance. Je bafouillai deux mots incompréhensibles avant de tourner les talons sans répondre aux interrogations de mes camarades.