Revue Caractère
Les Saisons
Sélectionné par l’Université du Québec à Rimouski (UQAR) dans le cadre du concours littéraire sur le thème « Les masques tombent » et paru dans le numéro de l’automne 2024 de la revue CARACTERE
Tant d’années depuis cette guerre ! Il pensait qu’on ne pouvait rester témoin toute sa vie, qu’on l’était à un moment précis et que très vite, pour se protéger, on fuyait ses propres pensées. Alors, se remémorer le jour exact, l’heure, les lieux, les acteurs, cela lui était impossible. Il repensait à ce jour où sa fille l’avait assailli de questions : un interrogatoire en règle qui l’avait désarçonné. Elle avait cherché à connaître des situations précises, à entendre des noms, à savoir quels avaient été ses sentiments, ses réactions, ses actes dans les heures sombres. L’histoire revivait par la bouche de sa fille. Il ne sut répondre à cet assaut de curiosité que par quelques banalités, cette période restait dans son esprit comme un rêve dont on n’a jamais voulu saisir le contenu.
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Il avait fait sa promenade matinale. Maintenant, les étés lui pesaient, la chaleur l’éprouvait. En rentrant à son appartement, il se remémora le jour où sa fille était venue le questionner. Dans les arbres, les oiseaux ne chantaient pas aussi joyeusement qu’à l’habitude. Peut-être étaient-ils, eux aussi, empêchés par la grosse chaleur.
Aujourd’hui, près de soixante ans le séparaient de ces tristes événements, mais depuis un an, ses pensées l’y ramenaient souvent. Il s’était rendu compte que chaque saison rapportait avec le vent, la lumière, les couleurs, ce qui avait été vécu alors. Certains matins ressuscitaient des lieux, des odeurs rapportaient, légèrement diffuses, des situations, tout ce qu’il avait occulté si longtemps.
La veille, il avait entendu au journal télévisé que les archives relatives à la dernière guerre étaient ouvertes, que le passé, très proche à l’échelle immense du temps, pouvait désormais être connu de tous. De tous ceux qui auraient la curiosité de s’y plonger, de balayer les dossiers gardés secrets pendant plusieurs décennies. Et comble de malice, ces recherches étaient possibles directement de chez soi, depuis un ordinateur, par quelques manipulations de clavier ne demandant même pas l’effort de se déplacer, d’explorer de lourdes piles de papiers poussiéreux. Le journaliste avait fait cette annonce sur un ton léger : se rendait-il seulement compte de la portée de l’information ? Ce travail afficherait au grand jour le courage ou la lâcheté, l’indifférence aussi, l’apathie, le manque d’engagement dont, lui, avait fait preuve alors. Bien sûr, le déshonneur ne le toucherait pas, il n’avait commis aucun crime, aucune délation. Mais quel constat banal ! Il n’avait été ni héros, ni victime, ni bourreau, simplement spectateur anonyme parmi les anonymes, peut-être même témoin indifférent.
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Sa fille devait passer le voir le lendemain : elle lui annoncerait qu’elle entamait des recherches, il en était certain. Il ressentait pour la première fois une sorte de honte à l’idée que sa propre fille puisse le démasquer. Il était sûr qu’elle ferait tout pour retrouver une trace dans les archives locales, un témoignage, elle était suffisamment volontaire pour cela. Mais aucun des documents disponibles ne parlerait des faits d’armes de son père, son nom jamais n’apparaîtrait aux côtés de ceux qui avaient agi en héros.
Pourquoi était-il encore en vie, serait-il obligé d’affronter une nouvelle fois la curiosité filiale, pourtant légitime ? Le soir avançait, il ressentait la fatigue de la journée. Il alla à sa chambre, s’allongea sur le lit. Dans un demi-sommeil, confortablement calé sur les oreillers, il se souvint que traînait dans son armoire à pharmacie un tube de somnifères que le médecin lui avait prescrits l’année précédente.
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Par la porte du balcon laissée entrouverte lui parvenait le chant des oiseaux. La lumière se faisait plus douce, le décor de la chambre s’estompait peu à peu. Il ferma les yeux et sans qu’il puisse compter les secondes ni les heures, s’endormit. Les saisons s’écouleraient désormais sans lui.
Cette ombre qui me colle à la peau
Sélectionné par l’Université du Québec à Rimouski (UQAR) dans le cadre du concours littéraire sur le thème « Ventouse » et paru dans le numéro de l’automne 2022 de la revue CARACTERE
J’ai reçu vendredi dernier un message de José, mon professeur de chant, me donnant rendez-vous le lundi suivant à vingt et une heures à la médiathèque des Rives pour une répétition. J’ai tout d’abord été surprise, car ce n’était pas son habitude de m’adresser des messages ni de fixer des répétitions en dehors des mardis et jeudis. Je me demandai : « Pourquoi la médiathèque des Rives ? ». Nous n’y avions jamais tenu nos rencontres hebdomadaires. Et puis, l’heure me paraissait tardive. Mais finalement, pourquoi pas ? Je notai le rendez-vous dans mon agenda et n’y pensai plus de tout le week-end.
Lorsque le lundi arriva, je repensai dès le matin au rendez-vous de la soirée. Mon travail ce jour-là ne m’absorba pas suffisamment pour me distraire de cette préoccupation. Nous venions de clôturer un dossier long et compliqué et je devais simplement prendre connaissance d’un nouveau projet : ce que je fis d’un œil distrait et l’esprit préoccupé. Je passai la matinée dans cette position d’attente perplexe et inquiète. L’heure du déjeuner arriva.
C’est en longeant le boulevard Saint-Victor jusqu’au restaurant où je devais retrouver mes collègues que j’ai senti l’ombre, tout près de moi. Ses contours petit à petit se modelaient, prenaient la forme d’un être presque réel qui marchait à mes côtés, me frôlait. Je n’osais pas tourner la tête dans sa direction. Je préférais laisser mes yeux percevoir son image floue entrant obliquement dans mon champ de vision. Tout à coup, de cette présence palpable s’est échappé un son, une mélodie. L’ombre fredonnait et je reconnaissais le chant que j’avais au programme de ma prochaine leçon. J’ai accéléré le pas. L’ombre musicale m’enveloppait, se lovait tout contre moi. Lorsque je fis face à la porte vitrée du restaurant, je la vis se dégager de moi très rapidement. Puis son reflet disparut comme un halo de lumière se désagrège.
Pendant le repas, j’essayais de paraître intéressée par la conversation. Je fus soulagée lorsque tout le monde se leva. Je m’attardai pour ne pas reprendre le chemin du bureau avec mes collègues. Je quittai le restaurant la dernière, mais ne restai pas seule longtemps. Comme je m’y attendais, dès que je fus dehors, l’ombre m’emboîta le pas, se pressa contre moi et à nouveau m’enveloppa. Elle reprit le chant. Sa voix était maintenant plus claire, plus nette, je pouvais suivre les paroles, le rythme me semblait juste. Comme en une sorte d’écho simultané, je me mis à chantonner, de plus en plus clairement moi aussi. Quand, dans le reflet de la porte de l’immeuble où je travaillais, l’ombre disparut comme avant le déjeuner, j’avais chanté toute la mélodie. Je passai ainsi l’après-midi imprégnée par le chant que l’ombre, par son contact presque charnel, avait fait entrer en moi.
Le soir, lorsque je m’approchai de la médiathèque à l’heure convenue, j’aperçus Audrey et Louise qui traversaient la place dans ma direction. Elles semblaient bouleversées. Louise dit : « Jean vient de me prévenir. José est mort à midi, renversé par une voiture près du boulevard Saint-Victor ». Un frisson me parcourut, je me sentis tout à coup vidée de toute substance. Je bafouillai deux mots incompréhensibles avant de tourner les talons sans répondre aux interrogations de mes camarades.