Jour-naissance

Elle est arrivée en trombe sous des trombes d’eau. Et elle y voit deux signes : un – qu’elle ne sait rien faire sans le faire très vite ; deux – que l’expérience du robinet est à l’origine de sa peur bleue de l’eau.

Le nourrisson n’ayant pas de souvenir de ses premiers instants de vie, elle a comme tout le monde appris les circonstances de sa naissance par le récit familial, détaché et amusé. Est-il possible de connaître son propre moi, de le considérer hors des influences de l’entourage ? La réponse est négative. Est-il possible de retrouver nos premières sensations et ce qui nous a animés dès nos premiers mois, nos premières années… Peut être en se rappelant des instantanés de situations, des images, animées ou non, des couleurs, des odeurs, des lieux précis ou non. Et donc imprégnés de tout un environnement, influencés par lui aussi. C’est un exercice facile, sous l’angle de l’anecdote ou du souvenir émouvant. Des récits brefs qui mettent parfois en scène la famille proche, des camarades, quelques adultes croisés dans la vie de tous les jours. Parce qu’au fond, une vie n’est-elle pas qu’une succession d’instantanés, de moments ajustés les uns aux autres. Sur lesquels notre volonté n’a pas toujours de prise.

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Il fait chaud ce matin là. Septembre est encore dans son premier tiers. Ici, l’arrière-saison ne débutera pas avant un mois. D’où cette fatigue supplémentaire de la mère, enceinte pour la troisième fois en trois ans. Les dernières semaines ont été pénibles, les deux grands demandent beaucoup d’attention et de travail. Heureusement, la grand mère est là, aide. Avec sa jeune sœur, elle a pris le car pour ce rendez-vous chez le médecin. Trente kilomètres de petites routes. Elle a fini par accepter la clinique. Pour les deux aînés, elle avait fait confiance au  médecin de famille et laissé le hasard décider de l’issue d’un accouchement à la maison. Le verdict du spécialiste est catégorique : l’accouchement est imminent. Malgré la fatigue, les indispositions – elle a pourtant déjà vécu l’expérience deux fois – elle ne pensait pas que le moment était arrivé. Voulait-elle retarder l’échéance, repousser le moment d’assumer cette nouvelle naissance et tout ce qu’elle implique de responsabilités ?

Sa jeune sœur, inconsciente de la situation, aimerait bien pourtant avant de reprendre le car pour la maison faire quelques achats dans les grands magasins – on ne vient pas tous les jours à la ville – profiter de l’occasion qui l’a motivée à accompagner sa sœur aînée, avec son gros ventre, ses pieds douloureux et son souffle court. Pas de pitié chez la plus jeune : l’aînée accepte, pour faire plaisir. Elles perdent ainsi deux bonnes heures aux Dames de France. Mais elle se sent de plus en plus fatiguée, très vite elle regrette, presse la benjamine de se rendre à l’arrêt de bus. Il faut prévenir le père le plus vite possible. Heureusement, il ne travaille pas à l’autre bout du département ce jour là.

Le retour est pénible, les douleurs se rapprochent, plus de doute maintenant. C’est une naissance vaille que vaille un jour d’indécision, d’imprévision. De retour à la maison, la valise est vite bouclée, les deux grands embrassés et laissés à l’aïeule. Trajet en sens inverse, en voiture. Elle ressent dans son dos toutes les déformations de la route, ne sait comment se tenir pour amortir les chocs. A chaque secousse, elle croit accoucher.

Le bébé naît dès l’arrivée à la clinique, quelques minutes plus tôt, c’était dans l’ascenseur. C’est une fille de trois kilos, sans signe particulier, qui crie de tous ses poumons et ainsi rassure immédiatement la mère. Dès le cordon sectionné, la sage-femme rince le petit corps sous le robinet : baptême improvisé pour cette enfant née un jour de fin d’été à la fin des années cinquante.

Filet d’eau

Perle de nacre, nacre perlée. D’où me vient cette rime ? D’une chanson entendue enfant ? D’un conte oriental ? Je n’en sais vraiment rien ce matin, alors que lentement le jour se lève, que la chaleur monte, douce et cotonneuse. Des parfums,  peut être, me reviennent avec cette évocation, voisins de celui des fleurs de tiaré qui sentent l’été, ou des lavandes persistantes parce que plus proches… Mais la perle, elle, vient des eaux, des océans, des étangs, des mers où le coquillage la crée. Ici, rien de tout cela, dans ma campagne aride où le plus petit filet d’eau nous fuit. Un filet d’eau ? Mais oui, celui de ma douche. Et la perle de nacre, bien sûr, je la vois dessinée sur le flacon de shampoing sur le bord de la baignoire. Tout à coup, je ne sais à qui donner ma préférence, à la perle ou à la nacre… ou à la journée qui débute.

Citations

Hector BianciottiComme la trace de l’oiseau dans l’air (1999)

« Était-il vieux, ce jour des au revoir, lorsque je quittai le pays, jadis, certain que ce serait pour toujours, ne l’avouant pas. Pour la première fois, devant l’un de ses enfants, elle avait éclaté en sanglots. J’étais revenu sur mes pas et, aussi pour la première fois, je l’avais serrée contre moi.

« La vérité est une étrangère en ce monde et toute cohabitation à long terme avec elle se révèle impossible. Seul ce que l’on ressent dans l’instant et sans interprétation est, en soi, incontestable.

« Plus les jours glissent, plus on découvre, si l’on regarde en arrière, les envoyés de la providence qui tour à tour nous ont montré la route à suivre, et cela en ignorant qu’ils étaient les guides appelés à pointer l’index en guise de signal. Parfois, ils étaient nos ennemis, ou nous les leurs.

La mare perdue

Je regardais le ciel épais*. Epais comme un miroir dans l’obscurité, lourd comme mon pas hésitant. Tout était obturé, fermé aux quatre coins du lieu. C’était pourtant une journée d’été. Je voyais ce ciel lourd. La maison était chaude, envahie de canicule. Je décidai de sortir, de quitter un abri devenu inconfortable. La campagne, blessée par le gris des rayons du soleil caché sous des nuées amoncelées, respirait en silence. Dans le chemin, les odeurs se terraient sous les buissons, les herbes n’ondulaient pas. Les haies de cyprès n’avaient pas d’ombre, le ciel tombait au droit de leurs silhouettes effilées.

J’allai plus loin, vers la colline, vers les sous-bois de chênes, seule fin pour retrouver, dans une odeur de menthe et de citron, une idée de légèreté. Et faire reculer ce poids étalé sur le corps, la moiteur du toucher de la peau, les ruisseaux de sueur dans les cils et les yeux dans leur éblouissement.

Puis, je ne vis plus rien nettement, des taches mouvantes sursautaient devant moi, je marchais hésitante, un peu inquiète, mais aussi presque soulagée par cette subite retraite de la vue. Je sentais que j’allais profiter d’un répit, me détacher de mon image trop nette. Jusqu’à quand, je ne le savais pas et cela n’avait pas d’importance.

Je me dis simplement que si j’avançais encore dans le sous-bois retiré, une légère étendue d’eau, une minuscule mare perdue là au bon endroit me rendrait mon image reposée, mon regard s’y reconnaîtrait et les petites taches sautillantes disparaîtraient. Croire en ce mirage et avancer sereinement.

*Anita Conti (1899-1997)

Rendez vous

Une barque une eau bleue
Soudain les souvenirs d’un bain
qui aurait dû me baptiser
Aucune main ne m’a guidée
jusqu’à la source
que je n’ai pu atteindre
Lui c’est le lierre
qui unit le bord du lit
au fleuve apaisé
dans une danse flottée
Nous aurons manqué
les rendez-vous
au fil de l’eau

Eveils

Elle se lève très tôt. A l’aurore. Elle a mal dormi. Hachures, rayures, rainures, pointillés… C’est ce qu’a donné son sommeil. Elle le sent, perçoit au tréfond d’elle-même quelques légères blessures. Elle ne sait les apaiser, pense « Oui, c’est pire la nuit que le jour ». Bizarrement, l’obscurité met en évidence ce que l’absence de lumière devrait occulter. Elle se dit ça. Il faudrait se protéger de cet écran noir des nuits sans paix ni vrai repos. Du coup, le jour est presque son ami. Même quand mettre le pied à terre semble un défi, le risque qu’il faut prendre. Alors, la vue d’un rai de lumière montant lentement de la profondeur de la nuit lui apporte un instant de joie. Elle aime sentir la fraîcheur du matin, ouvrir lentement et sans bruit une porte, une fenêtre. Surtout ne pas réveiller ceux qui ont embrassé le sommeil si totalement, si utilement. Elle les envie, se nourrit parfois de leur paisible repos, veut en tirer des profits pour elle-même, prolonger le silence de ce sommeil assumé auprès d’elle, là tout près, dans la chambre d’à côté, calfeutrée, fraîche, détachée du monde. Et elle marche à petits pas, ouvre un meuble, range un livre, plie un linge, lentement, avec économie, en dosant précautionneusement les bruits et les silences, tout en même temps. Les secondes, les minutes passant, elle écoute monter peu à peu les bruits du dehors puisque la maison est silencieuse, exempte de mouvements, même des siens qu’elle limite avec tant d’application. Ses sens sont tout entiers tournés vers l’extérieur, dans l’attente de la montée du jour, la naissance d’une nouvelle journée dans l’odeur humide d’herbe et de terre.

Autres Ecrits courts

Gober le fruit

Ce qui compte
c’est tenir la main des saisons
c’est le ciel du matin
dessiné sur ma joue
Et puis aimer l’amour
s’accrocher à nos rides
comme à un sourire
Ce qui compte
c’est gober le fruit poussé
par surprise au bord
de l’âme des choses