Revue ARPA 137-138

Neuf poèmes parus dans le numéro d’octobre 2022, extraits de LISIERES, recueil inédit

Que faisons-nous d’autre
que
guetter ?

Le mot-signal
L’envol un matin
Les bruits et les chants
Une couleur une fleur
Le rire qu’on espère

Guetter le rare
et le connu
Que faisons-nous
d’autre ?

*

Tant de desseins
escaladés
jusqu’en haut des précipices
A vous donner la nausée
Souffle coupé

Prendre le temps
et le planter
une bonne fois pour toutes

Accroché
à cette longe
que l’on croyait brisée

*

Revenir comme on caresse
un tic
une habitude

Décrire
le passage dans le miroir
Sentir le voile bouillonnant

Je la connais
cette leçon de choses
dans une continuelle
transe
ressac de l’ego
en marque sur mes membres

Revenir à elle
A moi

*

Un matin gris sur
les lisières de nuit

Et ces rêves
avant-coureurs

Des paroles pâles
Un rai blanc
sous la porte
Un vent d’ailleurs

Autour rien

Le pin a cessé son balancement
Aucun son ne sort de la
bouche du sol
dans la torpeur épaisse
d’un matin à l’arrêt

*

C’est un instant perdu
Aux abois
Folie que cette recherche
de la beauté

A cet instant
je suis stérile
De ma chair seule à connaître
le toucher

Ce marbre de ma peau
inutilement
dessiné

Les bourrasques battent
les herbes
aliénées
à cette terre-île

Sur un bout de granit
un continent
et toutes les paroles

Seuls
isolés
en proie aux hurlements
les oiseaux haut dans leur ciel
effeuillent le minuscule
territoire

Quand la mer et le ciel
pourraient
sous nos yeux
avaler toute la
Terre

*

Le soir médite
sur le
silence

Entre joie et peur
peine et
obéissance

Tout chemin
aboutit aux regrets

Le soir médite
et les absents
pèsent
dans chaque voix

Le noir habille
leur silence

*

Ecoute l’écho de ma chaleur
Avance lentement

Prends le temps
d’une respiration
d’une tendresse d’enfance

Ecoute
Les feuilles au jardin
se froissent

C’est l’été
Bientôt il fera froid

Tu es tendre
prêt à entendre le bruit des matins
aux portes arrêtés

*

Les nuages comme des voiles
jetés sur
le bleu des montagnes

Sous les voiles au vent
avancent les
esprits méticuleux
épris et exigeants

Tout les ramène
à la lune blonde
endormie sur leur peine

Voiles levées
Voix élevées
Vers un au-delà

Y croire    Avancer

Journal d’automne

3 octobre … J’ai laissé passer les premiers jours de l’automne qui s’accrochent à septembre. Trop peu libre d’esprit. Même prendre un crayon et tracer quelques lignes sur les pages du carnet était impossible. Voilà le résultat quand l’été finit et se traîne en longues réflexions amères. Un été trop tout, émotions, chaleur, fatigue, trop de visages à découvrir, à scruter, à comprendre.

28 octobre … Les nuits sont traversées de turbulences, des vies s’y entrechoquent, générations face à face.

10 novembre … Sous la pluie. Après octobre doux et lumineux, novembre s’annonce entre deux tendances, humidité et soleil. Ne sommes-nous pas toujours ballotés entre deux humeurs, envie et apathie, joie et tristesse, empathie et indifférence ?

29 novembre … Temps gris et froid. S’extirper de la blessure météorologique, vivre libre de cet impact inévitable. Se réveiller joyeux ou triste mais quel que soit le ciel aperçu par la fenêtre, que la lumière éblouisse ou qu’elle soit absente. Ce serait un progrès, une victoire pour les sens et pour l’esprit.

2 décembre … En quel monde acceptons-nous de vivre ? Un monde connecté dans lequel nous plongeons, par obligation de plus en plus, par paresse parfois, par ennui souvent. Hommes, femmes, enfants connectés : le sujet est devenu banal. Comme pour tous les excès, vouloir y renoncer est compliqué. Et combien de personnes qui sans cela n’auraient pas de quoi se loger, manger, se chauffer, vivent de ce monde connecté ? Il est impossible de revenir aux modes de vie pré-1990. Avoir soixante ans en 2022 est au moins  l’assurance de ne pas être témoin de la fuite en avant qui se laisse deviner.

3 décembre … Je dois m’appliquer à être lente. Ce n’est plus possible de tout bâcler, je vais avoir des ennuis ! Le soir tombe lentement – lui – sur une journée froide, éclatante par intermittence. Mais rien à ressentir dans ces jours déclinants. Pas de surprise à vivre ces petites morts de l’automne. La terrasse se salit inexorablement, se souille de feuilles mortes, les accepte et les case dans ses recoins. Dépôt des restes de l’été. La terrasse devient un reliquaire pauvre et négligé comme une femme fatiguée. A l’image de la femme active et parfois dépassée que j’ai été, que je ne suis plus ?

6 décembre … Le rêve nous met face à nous-même, à nos questions intimes et à notre image. Questionner notre naissance, le jeu de hasard qui fait que l’on est tel ou tel, selon que nos parents ont succombé à leurs charmes respectifs ? Qui serions-nous, enfant d’une autre elle, d’un autre il ? Question sans réponse que l’on se pose très tôt. Le rêve raconte ces histoires, ces bouts d’existences où se mêlent de nombreux indices qui nous poursuivent toute la journée.

8 décembre … Le dernier mois de 2022 file à toute vitesse. Pour nous rappeler que le temps nous suit à la trace, nous devance quand les rides nouvelles sont évidentes sur le visage certains jours gris. Et les cheveux qui ne sont plus d’ange ! sauf dans leur texture évanescente.

9 décembre … Mois de Noël, en ces temps difficiles pour la magie, le merveilleux ! Il est triste de constater que les yeux d’un enfant au-delà de quatre ou cinq ans ne pétillent plus à l’approche des fêtes. Et comment ne pas être tenté d’incriminer nos modes de vie, notre dévotion au multimédia. Maintenant que les pré-boomers un à un disparaissent (ces anciens combattants qui n’avaient pas connu l’ordinateur), la voie est libre pour tous les excès.

10 décembre … Je suis à la trace un colis parti il y a cinq jours direction la Suède. Hier, le petit carton était hollandais, aujourd’hui danois. Cette nuit, il traversera certainement le petit bout de mer Baltique par le pont d’Oresundsbron… Une escale l’attend au centre de tri de Malmö. Enfin, les petits objets de Noël serrés dans la mailbox traverseront la Scanie, remonteront au Nord en tirant vers l’Est. Norrköping sera le dernier arrêt avant que le petit paquet ne soit jeté dans les sacs postaux destinés à Stockholm-Gärdet ! Arrivée prévue … le ? … Peut être bien avant le 24. Comme toujours pressée, j’avais pris un peu d’avance !

12 décembre … Réveil glacé, les toits givrés, le jardin engourdi. J’en profite pour cueillir une poignée de feuillages verts persistants. C’est un moment rare, ces quelques jours avant Noël où la végétation se prête à un décor. On aurait envie de faire briller quelques étoiles accrochées à des baies rouges !

Les saisons

Tant d’années depuis cette guerre. Il pensait qu’on ne peut rester témoin toute sa vie, qu’on l’est à un moment précis et que très vite, pour se protéger, on fuit ses propres pensées. Alors se remémorer le jour exact, l’heure, les lieux, les acteurs, cela lui était impossible. Il repensait à ce jour où sa fille l’avait assailli de questions – un interrogatoire en règle qui l’avait désarçonné. Elle avait cherché à connaître des situations précises, à entendre des noms, à savoir quels avaient été ses sentiments, ses réactions, ses actes dans les heures sombres. L’histoire revivait par la bouche de sa fille. Il ne sut répondre à cet assaut de curiosité que par quelques banalités ; cette période restait dans son esprit comme un rêve dont on n’a jamais voulu saisir le contenu.

Il avait fait sa promenade habituelle le matin. Maintenant les étés lui pesaient, la chaleur l’éprouvait. En rentrant à son appartement, il se remémora ce jour de l’année précédente où sa fille était venue le questionner. Dans les arbres, les oiseaux ne chantaient pas aussi joyeusement qu’à l’habitude, il s’en souvenait. Peut-être étaient-ils eux aussi empêchés par la grosse chaleur. Aujourd’hui, près de soixante ans le séparaient de ces tristes événements, mais depuis un an, ses pensées l’y ramenaient souvent. Il s’était rendu compte que chaque saison rapportait avec le vent, la lumière, les couleurs, ce qui avait été vécu alors. Certains matins ressuscitaient des lieux, des odeurs rapportaient, légèrement diffuses, des situations, tout ce qu’il avait occulté si longtemps. La veille, il avait entendu au journal télévisé que les archives relatives à la dernière guerre étaient ouvertes, que le passé – très proche à l’échelle immense du temps – pouvait désormais être connu de tous. De tous ceux qui auraient la curiosité de s’y plonger, de balayer les dossiers gardés secrets pendant plusieurs décennies. Et comble de malice, ce travail était possible directement de chez soi, depuis un ordinateur, par quelques manipulations de clavier ne demandant même pas l’effort de se déplacer, d’explorer de lourdes piles de papiers poussiéreux. Le journaliste avait fait cette annonce sur un ton léger ; se rendait-il seulement compte de la portée de l’information ? Ce travail afficherait au grand jour le courage ou la lâcheté, l’indifférence aussi, l’apathie, le manque d’engagement dont, lui, avait fait preuve alors. Bien sûr, le déshonneur ne le toucherait pas, il n’avait commis aucun crime, aucune délation, mais quel constat banal ! Il n’avait été ni héros, ni victime, ni bourreau, simplement spectateur anonyme parmi les anonymes, peut-être même témoin indifférent.

Sa fille devait passer le voir le lendemain : elle lui annoncerait qu’elle entamait des recherches, il en était maintenant certain. Il ressentait pour la première fois une sorte de honte à l’idée que sa propre fille pouvait le démasquer. Il était certain qu’elle ferait tout pour retrouver dans les archives locales une trace, un témoignage, elle était suffisamment volontaire pour cela. Mais aucun des documents disponibles ne parlerait des faits d’armes de son père, son nom jamais n’apparaîtrait. Pourquoi était-il encore en vie, serait-il obligé d’affronter une nouvelle fois la curiosité filiale, légitime pourtant ? Le soir avançait, il ressentait la fatigue de la journée. Il alla à sa chambre, s’allongea sur le lit. Dans un demi-sommeil, confortablement calé sur les oreillers, il se souvint qu’il restait dans l’armoire à pharmacie un tube de somnifères que le médecin lui avait prescrits l’année précédente. Par la porte du balcon laissée entrouverte lui parvenaient des chants d’oiseaux. La lumière se faisait plus douce, le décor de la chambre s’estompait peu à peu. Finalement, il ferma les yeux et s’endormit.

Autres Ecrits courts…

Superlatifs

« Mamy, je t’aime trrès beaucoup fort ! » C’est ainsi que Nina, cinq ans, prononce les superlatifs français : elle y glisse ce chant et cette tonalité de gorge que lui a soufflé l’apprentissage d’une langue nordique. Elle aime d’ailleurs trrès beaucoup de nombreux êtres et de multiples objets ou situations. C’est sa manière d’exprimer émotions, désirs et parfois colères. Notre communication – de grand-mère à petite fille – y trouve parfois son compte mais reste tout de même encore très limitée (même si trrès beaucoup signifie tant !). Quand le dialogue tourne court, ce qui est souvent le cas au téléphone, à cette distance de trois mille kilomètres rafraîchie par un écart d’au moins vingt degrés Celsius, le recours au clavier d’un smartphone peut sauver la situation. La mamy que je suis reçoit alors – le papa ayant prêté l’instrument à l’enfant – une série de cœurs roses précédés ou suivis de drapeaux bleu-blanc-rouge. Nina veut montrer par là son origine, et j’y vois une petite marque de délicatesse pour sa grand-mère qui a laissé sa progéniture créer la sienne si loin d’elle ! Je ne peux m’empêcher de m’attendrir devant les émoticônes gentiment choisis par l’enfant et m’empresse de lui retourner tous les cœurs roses et rouges disponibles sur mon smartphone, sans oublier le drapeau bleu à la croix jaune qui montre que « Oui, j’ai finalement accepté le fait que mes enfants soient scandinaves ». L’épisode se reproduit régulièrement, et je suis à chaque fois trrès beaucoup heureuse d’entendre ma petite fille entamer notre conversation. Hier, elle a répondu d’une voix rassurante à mes questions météorologiques, « Non, Mamy, il ne fait pas trrès beaucoup froid ! ». A ma grande satisfaction à cette veille de l’hiver.

Rock around the Chapel

Quelque part une chapelle
éventrée
dé-visagée
dé-vitraillée
Des images de destruction
et d’abandon
indiscrètes et blessantes
se lovent grossièrement
sous la voûte absente
Et en s’éloignant
tristement
on peut entendre
un chant écorché
monter
de ce lieu profané

Humeur

Septembre va se terminer, fermer la gueule de l’été pendant que les nuages s’amoncellent ici ou là, prêts à éclater au-dessus de quelque tête. Septembre est sale et méchant, tête de mule et ventre d’ingrat. Septembre n’a rien qui vaille la peine de s’y étendre. Sa couverture annonciatrice d’hiver est déjà tachée d’ombres. En quel monde veut-il nous jeter ? Les beaux jours, les soleils et toutes les chaleurs, il les efface, nous replonge dans le quotidien, le vrai, le dur qui autour de lui n’empêche pas le monde de tourner la boule à l’envers.