Aurore et George, une vie

MONOLOGUE EN DEUX PARTIES

La scène s’éclaire faiblement, le décor n’est pas vraiment visible. La voix enregistrée de l’actrice dit le texte ci-dessous. En accompagnement : un prélude de Chopin.

« Je raconte ici une histoire intime. J’ai traversé la République, l’Empire et la Restauration. J’étais trop jeune au commencement pour comprendre par moi-même l’histoire qui se faisait sous mes yeux et s’agitait autour de moi : j’ai compris alors tantôt par persuasion, tantôt par réaction, à travers les impressions de mes parents. Eux, ils avaient traversé l’ancienne monarchie et la révolution. Sans leurs impressions, les miennes eussent été beaucoup plus vagues, et il est douteux que j’eusse conservé des premiers temps de ma vie un souvenir aussi net que celui que j’ai. Or, ces premières impressions, lorsqu’elles ont été vives, ont une importance énorme, et tout le reste de notre vie n’en est souvent que la conséquence rigoureuse. »

Histoire de ma vie (La Pléiade)
1ère partie – Chapitre XIV – pages 308-309

Première partie

Le prélude s’entend, le son diminuant progressivement jusqu’aux premiers mots de l’actrice.

Sur la scène, un tapis sur lequel sont étalés des livres, une petite table avec du papier, un crayon et un bougeoir.

Sur un des côtés de la scène, un projecteur éclaire un rectangle simulant une fenêtre.

Aurore-George, quarante cinq ans environ, longue robe noire, cheveux bruns, ballerines noires, entre en scène un livre à la main.

« Il m’est impossible de m’occuper de rien avec suite aujourd’hui. J’ai la tête fort malade. Ce chagrin ne sait pas se taire et ne veut pas mourir…

Que faire ? On ne dînera que dans deux heures… Le tour de ma chambre est bientôt fait. Et si je rangeais… Oh, rien n’est ennuyeux comme de ranger.

J’aimerais parler à quelqu’un… Et si j’écrivais à Stéphane ? C’est un fou, un vrai pédant… Et puis je n’aime pas sa Science. A mon frère alors, l’excellent cœur ? Mais que lui dirai-je ? L’éternelle relation obligée…

Elle s’assied pour écrire.

Non, je vais écrire à Jane, c’est une reine. Oui, mais elle est sévère ma reine. Je lui ferais horreur en ce moment-ci. A ma mère alors ? Oh ma petite maman, que vous ai-je fait ? Comme je vous aurais aimée si vous l’aviez voulu !

Et si je me plaignais moi-même ? Comme ce serait nouveau, ce pourrait me distraire. Si je me racontais mon histoire ? Les pensées d’hier feront diversion à celles d’aujourd’hui… Oui, c’est une bonne idée : « Mémoires inédits » par Aurore Amantine Lucile Dupin. Ce serait de bon ton. Ferai-je une préface ? C’est indispensable pour faire un ouvrage complet.

Voyons… Préface : « J’écris mon histoire pour me désennuyer ». Bien, cela est véritable, positif, clair et concis. Je ne vois pas ce qu’on peut ajouter de plus et de mieux. On sait tout d’abord ce que je veux dire. « Chapitre premier ». Oui, mais pour suivre les règles de l’art, il faudrait faire aussi un peu l’histoire de mes parents et celle de leurs parents en remontant jusqu’à la seconde ou troisième génération… Mais je n’ai pas le temps, si je veux finir mon ouvrage avant de dîner. Je passe directement à ma propre histoire.

« Je naquis dans la rue Meslay, l’an dernier de la République, l’an premier de l’Empire.

                                                                                  Perdue dans ses pensées, elle se lève et raconte…

Un jour qu’ils avaient formé quelques quadrilles – ma mère portait ce jour là une jolie robe couleur de rose et mon père jouait sur son fidèle violon de Crémone une contredanse de sa façon – j’arrivai entre la chaîne anglaise et la queue-de-chat. On n’eut que le temps de m’envelopper dans un fichu de crêpe et de m’emporter. Ma tante Lucie dit alors : « Elle est née en musique et dans le rose, elle aura du bonheur ». C’était le 5 juillet 1804.

Je fus mise en sevrage à Chaillot pendant que ma mère partit pour l’Italie. Ma cousine Clotilde et moi demeurâmes là chez une bonne femme jusqu’à deux ou trois ans. Le jardin était un carré long, fort petit en réalité mais qui me semblait immense. Il y avait des fleurs et des légumes ; c’est là aussi que j’ai vu des papillons pour la première fois. On nous apportait à Paris le dimanche sur un âne, chacune dans un panier, avec les choux et les carottes qu’on vendait à la halle. Il paraît que nous goûtions fort cette façon d’aller.

Puis, ma grand-mère me prit et fit de moi une demoiselle. J’arrivai d’Espagne dans les derniers jours d’août. J’avais la fièvre, la gale et des poux. Je repris mes sens en entrant dans la cour de Nohant. Ce n’était pas aussi beau que le palais de Madrid, à coup sûr, mais cela me fit le même effet, tant une grande maison est imposante pour les enfants élevés dans de petites chambres. On me prit, on me décrassa. On m’apprit à lire aussi. Je devins gentille, un peu colère pourtant. Je jouais à colin-maillard, à traîne-balai, à la main-chaude, à l’oie. J’avais un précepteur.

Quand j’eus seize ans, on s’aperçut, comme j’arrivai du couvent, que j’étais une jolie fille. J’étais fraîche, quoique brune. Je ressemblais à ces fleurs de buisson un peu sauvages, sans art et sans culture mais de couleurs vives et agréables. J’avais une profusion de cheveux presque noirs qui sont devenus presque blonds. En me regardant dans une glace, je dois dire pourtant que je ne me suis jamais fait grand plaisir. Je suis noire, mes traits sont taillés et non pas finis. On dit que c’est l’expression de ma figure qui la rend intéressante. Et je le crois, car en me regardant de sang froid, comme je me regarde toujours, je n’ai jamais pu comprendre comment on a fait attention à moi. Mes yeux, qu’on a vantés souvent, me semblent froids et bêtes. D’où j’en conclus qu’il faut qu’une femme s’aime beaucoup pour avoir de l’expression dans la figure lorsqu’elle se regarde et pour se trouver jolie.

Si je me voyais dans les yeux de quelqu’un que j’aime, je serais sans doute plus contente de l’ouvrage de ma mère…

Et pourtant, étant fille de deux êtres d’une beauté parfaite, j’aurais dû ne pas dégénérer…Mais je n’ai jamais pu m’astreindre à soigner ma personne. Ne pas courir au soleil lorsque ce bon soleil de Dieu vous attire irrésistiblement, ne point marcher dans de bons gros sabots de peur de se déformer le coup de pied, porter des gants, c’est-à-dire se priver de la force et de l’adresse de ses mains et se condamner à une éternelle gaucherie, vivre sous une cloche pour ne pas être halée et flétrie avant l’âge, voilà ce qu’il m’a toujours été impossible d’observer.

J’avais l’humeur gaie et pourtant rêveuse. Car il y a des contrastes dans tous les caractères et peut être surtout dans le mien. L’expression la plus commune à mes traits était la méditation. Et il y avait dans ce regard distrait une fixité qui ressemblait à celle du serpent lorsqu’il fascine sa proie. C’était du moins la comparaison ampoulée de mes adorateurs de province… L’un d’entre eux surtout s’y laissa prendre tandis que je lui préférai ma jument Colette.

Puis j’eus dix-sept ans. En vérité, ai-je jamais eu dix-sept ans ? C’est si loin ! C’est si loin que si l’on ne m’assurait qu’il y a une époque dans la vie où personne ne peut passer sans compter dix-sept ans, je croirais n’avoir jamais vu cette belle saison.

Je commençai alors les veilles et les larmes. Je perdis ma bienfaitrice, mon bonheur et ma beauté. Ma mère…Oh ma mère, pourquoi ne m’avez-vous pas aimée ? Je suis bonne pourtant, vous le savez bien… Ma sœur me repoussa et me trahit. Mon frère fut toujours bon mais faible, il ne sut pas me défendre. On chassa André, on m’ôta tous ceux que j’aimais. Arrachée à Nohant, seule et désolée, il me restait un pauvre chien qui m’égayait par ses folies. On m’ôta aussi mon pauvre chien.

Si l’on me montrait quelque chose qui eut rapport à ce temps-là, je tressaillirais peut être d’effroi ou de douleur. Mais il est vrai que si l’on ne m’en parle pas, je n’y songe pas. Je n’ai pourtant pas le don de l’oubli. J’ai le sentiment du passé, si je n’en ai le souvenir hélas !

Et quand je regarde mon teint flétri, ma vieillesse anticipée, quand je sens dans mon cœur éteint des sanglots renfermés et des tristes veilles, je vois bien que j’ai vécu. Ah ! Ma mère, pourquoi ne m’avez-vous pas aimée ?

Quand je fus mariée, j’eus un fils. Et ce fut le plus beau moment de ma vie, celui où, après une heure de profond sommeil qui succéda aux douleurs terribles de cette crise, je vis en m’éveillant ce petit être endormi sur mon oreiller. J’avais tant rêvé de lui d’avance et j’étais si faible que je n’étais pas sûre de rêver encore. Je craignais de remuer et de voir la vision s’envoler comme les autres jours.

Je passai l’automne et l’hiver suivants à Nohant, tout occupée de mon fils. Nohant est une retraite austère par elle-même, élégante et riante d’aspect par rapport à Guillery mais en réalité plus solitaire et imprégnée de mélancolie. J’ai toujours aimé ce pays, cette nature, ce silence. Mon mari, qui était gascon, se fut soutenu dans le Midi. Le Berry l’accabla. Il le détesta longtemps.

Puis, par un beau mois de septembre, ma fille Solange vint au monde à Nohant. Le médecin arriva quand je dormais déjà et que la pouponne était habillée et parée de ses rubans roses. J’avais beaucoup désiré avoir une fille et cependant, je n’éprouvai pas la joie que Maurice m’avait donnée. Je craignais qu’elle ne vécût pas parce qu’accouchée avant terme à la suite d’une frayeur.

Mon mari s’occupant beaucoup d’opposition à cette époque était presque toujours à la ville. Je retrouvai mes compagnons d’enfance qui en général, ne plurent pas à Monsieur Dudevant. Il se fit d’autres amis. Mon frère était revenu habiter la terre de Montgivray à une demi-lieue de Nohant. C’était lui le compagnon de mes premières années, c’était le bâtard n’étant rien officiellement, ne pouvant prétendre à rien légalement dans mon intérieur. Il y rentrait, pardonné et embrassé pour quelques larmes qu’il versait au seuil de la maison paternelle.

J’avais énormément vécu dans ce peu d’années. Il me semblait même avoir vécu cent ans, tant je me sentais lasse d’une gaieté sans expansion, d’un intérieur sans intimité, d’une solitude que le bruit et l’ivresse rendaient plus absolue autour de moi.

L’équilibre entre les peines et les satisfactions se trouva rompu. Je sentis la nécessité de prendre un parti, j’allai vivre à Paris avec ma fille. J’y vins dans l’intention d’écrire.

Je commençai alors ce que j’appelais « ma vie de gamin ». Mon caractère se formait sous cet habit d’emprunt qui me permettait de voir un milieu à jamais fermé sans cela à la campagnarde engourdie que j’avais été jusque là. J’avais écrit un premier ouvrage sous un pseudonyme, mon éditeur décida de garder le nom de Sand. Je pris vite et sans chercher le prénom de George qui me paraissait synonyme de Berrichon.

Mais qu’est ce que j’entends là ? Déjà le dîner ? J’ai donc bien rêvassé au lieu d’écrire. Deux heures se sont écoulées et je n’ai rien fait. Tant pis, ce sera pour une autre fois.

Elle allume une bougie et se place devant la « fenêtre ».

Le ciel est rouge-orange au couchant derrière le réseau noir des grands tilleuls sans feuille. La lune est presque au Zénith. Il y a donc des violettes fleuries ! Je ne les ai pas vues mais je les sens, l’air en est imprégné. Que cet hiver est doux ! Sans la position des étoiles, on pourrait se croire en avril. Allons dîner, puisque la cloche a sonné.

 

°°°

Deuxième partie

Le prélude s’entend, le son diminuant progressivement jusqu’aux premiers mots de l’actrice.

Sur la scène, un fauteuil, une petite table avec du papier, un crayon et un bougeoir. Sur un des côtés de la scène, un projecteur simule un éclairage extérieur délimité par un rectangle.

Aurore-George, soixante ans, longue robe noire, cheveux gris, ballerines noires, est assise à la table.

J’ai voulu être artiste. Je l’étais enfin : je venais de river à mon pied une chaîne que je n’avais pas prévue. Par goût, je n’aurais pas choisi la profession littéraire et encore moins la célébrité. J’aurais voulu vivre du travail de mes mains.

 

Lorsque je publiai Indiana, les journaux parlèrent tous de Monsieur George Sand avec éloge, insinuant que la main d’une femme avait dû se glisser çà et là pour révéler à l’auteur certaines délicatesses du cœur et de l’esprit, mais déclarant que le style et les appréciations avaient trop de virilité pour n’être pas d’un homme. Je croyais que mon succès se bornerait à ce billet…

Les quatre volumes d’Indiana vendus, je me vis à la tête de trois mille francs qui me donnèrent un peu d’aisance. Je désirais voir l’Italie dont j’avais soif comme tous les artistes. Rome et Venise furent joués à pile ou face. Venise face retomba dix fois sur le plancher. Je fus vite fatiguée de voir des tableaux et des monuments. Le froid m’y donna la fièvre, puis la chaleur m’écrasa et le beau ciel finit par me lasser. Alfred de Musset, mon compagnon de voyage, subit plus gravement que moi l’air de Venise qui foudroie beaucoup d’étrangers, on ne le sait pas assez. Il fit une maladie grave ; une fièvre typhoïde le mit à deux doigts de la mort.

Oui, j’ai été amoureuse de Musset. Et j’ai été heureuse… J’ai aimé Venise, j’y ai beaucoup rêvé. Même si j’y ai vécu triste. Je ne voulais pas de cette querelle, non. Je voulais rester l’ami de toujours, le frère George. Je voulais continuer à le soigner… Alfred qui a quitté Venise seul, alors qu’il n’était pas assez guéri.

Puis la solitude se fit pour moi dans un coin de Venise et m’eut enchaînée là longtemps si j’avais eu mes enfants avec moi.

C’est vrai ! J’ai été très insultée dans ma vie, ma conduite a ébranlé souvent l’estime de mes amis, comme ce cher Sainte-Beuve. Eh oui ! Je suis une bonne femme à qui on a prêté des férocités de caractère tout à fait fantastiques. Mais il faut vivre quand on est dans la force de l’émotion. Moi, il me semble que j’ai vécu de tendresse.

Aujourd’hui, comme il y a trente ans, je vis de ce nom qui protège mon travail. Les romans ne m’amusent plus beaucoup, surtout lorsqu’il s’agit de les commencer. En promettre un à date fixe me fait l’effet d’une dent à arracher. Ne serait-ce pas temps, d’ailleurs, de rentrer dans la vie réelle et de laisser la fiction aux jeunes ? Il y a tant de choses plus amusantes que la littérature !

Je fais une pièce en ce moment. Et je la trouve excellente. Elle ne sera pas plus tôt devant le quinquet de la répétition qu’elle me paraîtra détestable. On ne sait jamais soi-même ce qu’on fait et ce qu’on vaut.

On m’a demandé ces jours derniers de faire un article pour le Quatre Vingt Treize de Victor Hugo. J’ai dit que j’étais malade. Le fait est que j’en ai tant fait pour Hugo que j’ai épuisé mon sujet. Je me demande pourquoi il n’en a jamais fait pour moi, car enfin je ne suis pas plus journaliste que lui et j’aurais plus besoin de son appui qu’il n’a du mien.

Tout ce qu’on dit sur la littérature et rien, c’est la même chose.

Les enfants m’ont fait une scène parce que j’ai risqué tantôt de prendre un rhume à la fenêtre ouverte. Ils ne veulent pas comprendre qu’il vaut mieux enrhumer son nez que de priver son âme d’une haute jouissance. J’ai passé une demi-heure comme cela, retenant machinalement mon haleine dans cet air sans brise.

L’hiver dernier, ce qui gelait sur terre, c’était des hommes par milliers. Seule au coin de mon feu, en quoi avais-je mérité d’être tranquille avec les pieds chauds ? Et tous ceux qui travaillent dans le froid, dans la misère, dans les larmes, en quoi ont-ils mérité leurs souffrances ?

Jamais ce pays n’a présenté un tel spectacle de désaccord avec lui-même. C’est si navrant que je ne me sens pas le courage d’écrire une ligne sur pareille situation. C’est une souffrance pour nous autres vieux qui avons cru à quelque chose. Les jeunes qui sont nés dans le brouillard du scepticisme croient qu’il n’y a jamais eu de soleil, et ils s’en moquent.

Ce matin a sonné l’heure de mes 70 printemps et le Bon Dieu a voulu que je puisse fêter mon anniversaire avec ma chère nichée. La famille mène toujours sa vie de bons chanoines très heureux. C’est toute la vie à présent. Le reste ne m’est de rien et je ne me soucie ni d’art ni de civilisation que pour l’amour de mes mioches.

Plus je deviens vieille et blasée sur le bel esprit, plus la vraie vitalité des jeunes m’est nécessaire, mais il faut encore que ces jeunes me plaisent et qu’ils soient de « mon nid ».

J’ai retrouvé ma fille avec joie, mais sans grand bonheur. Elle ne pense pas, elle ne sent pas comme je crois qu’il faudrait. Je tâche peu à peu de l’amener à mes idées. Mais je n’y compte guère, et il faut bien que je l’aime comme elle est.

Bien sûr, j’ai eu des bonheurs, des joies, dans l’amour maternel, dans l’amitié, dans la réflexion, dans la rêverie…

Après les désespérances de ma jeunesse, trop d’illusions m’ont gouvernée. Et je suis bien encore capable de cette simplicité… Pourtant j’en devrais être guérie, car mon cœur a beaucoup saigné.

J’étais jeune encore, l’adoration maternelle très vive et très vraie que j’éprouvais pour Chopin fut comme un rempart contre des émotions que je ne voulais plus connaître. Mais notre entente devait cesser au bout de huit années. Et pourtant il y eut tant d’instants de bonheur… Je me souviens, notre hiver à Majorque : le pianino de Pleyel remplissait la voûte élevée et retentissante de la cellule de Valldemosa d’un son magnifique. Chopin nous jouait des choses sublimes qu’il venait de composer, ces courtes pages qu’il appelait modestement des préludes. Ces chefs-d’œuvre lui venaient aux heures de soleil et de santé, au bruit du rire des enfants sous la fenêtre, au son lointain des guitares, au chant des oiseaux sous la feuillée humide, à la vue des petites roses pâles épanouies sous la neige.

Il y a si longtemps déjà, ma petite fille Jeanne a été ensevelie un jour de janvier auprès de ma grand-mère et de mon père. C’était ma société, ma vie de tous les instants, la joie, la lumière de la maison. J’ai vécu pour ceux qui restaient.

Des années encore après, j’ai lutté en vain et contemplé l’agonie de Manceau, le meilleur des êtres et des amis, l’admirable compagnon de ma vie pendant quinze ans. Je me rappelle ce jour de juillet où nous nous sommes laissé séduire par Gargilesse, un vrai paradis à cette saison. Et puis nos marches de deux lieues sous un soleil des Tropiques ; et Manceau qui avait pris ce magnifique papillon d’Afrique.

Je sais qu’on survit à ceux qu’on aime, mais qu’on ne survit pas tout entier. Ils emportent quelque chose de nous …

Il est assez naturel qu’après avoir vécu plus d’un demi-siècle, on se voie privé d’une partie de ceux avec qui on a vécu par le cœur. Ce n’est plus par douze, c’est par cent que je compte les pertes amères.

Tiens, voyons ce que je disais dans mon journal l’année dernière à pareil jour …

5 juillet …

Maurice me lit à la veillée la fin de Bragelonne que j’avais laissée en plan, il y a longtemps. C’est amusant, et surprenant.

Nous avons reçu les fleurs de Solange et on leur donne des soins, mais nous ne réussissons pas pour toutes. Nous en avons sauvé quelques-unes des plus jolies, entre autres les iris et le petit géranium fond blanc qui est une perfection.

Ah oui ! Ce joli géranium, je me souviens…

Je crois que jamais le jardin n’a été si beau. Il est vrai que tous les ans je me figure ça en voyant fleurir les arbres. Tant pis si nous n’avons pas d’été, comme on pourrait le craindre, puisque depuis longtemps c’est passé de mode.

Je suis bien patraque aujourd’hui, des maux d’estomac qui m’affaiblissent beaucoup.

Nohant est calme et gaie ; je ne m’attriste pas, j’en ai vu bien d’autres, et puis j’ai fait mon temps.

Je crois que tout est bien. Il n’y a que va et vient en ce monde …

La lumière s’éteint progressivement. On entend le prélude de Chopin.