Jeanne au Tonkin

Jeanne, la mer, le fleuve, les chemins jusqu’aux montagnes du Tonkin

Saint Paul, le 28 mars 1933

Bientôt le voyage tant attendu va m’emporter. Cette région que je n’ai encore jamais quittée me devient tout à coup indispensable. Jusqu’ici le monde était organisé autour de ma seule famille, de mon métier d’institutrice depuis deux ans dans un village de Camargue. Et ce mariage avec Gaston, mon mari désormais, pour la vie. Et mes chers parents : ne plus les voir, si longtemps…

Aujourd’hui, l’inconnu m’attend… et je le crains tant, ce monde inconnu !

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Derniers préparatifs

Hier, j’ai fait les ultimes achats pour boucler les malles, emporter toutes ces choses utiles qui me feront certainement défaut là-bas. Une journée à Nîmes en compagnie d’Elise et Mathilde, mes sœurs, une récréation avant le grand départ pour Marseille, le port, l’embarquement.

Avant de prendre le car pour rentrer à Saint Paul, nous sommes allées au cinéma où était donné un film américain « La soif de vivre » qui raconte l’histoire d’un homme et d’une femme, emportés par le tourbillon de la vie… c’était émouvant, un peu inquiétant, mais tellement beau.

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Il y a seulement quelques mois, le Tonkin n’était pour moi qu’un lieu lointain et improbable, un point difficile à situer sur la carte. Ce pays va devenir notre premier lieu de résidence, mon mari va y débuter sa carrière dans l’exploitation de mines d’anthracite.

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Marseille

Me voilà à bord du Tonkin. Inutile de s’interroger sur la destination habituelle de cet immense paquebot, énorme être vivant, flottant, grouillant. Il sera notre seul refuge pendant plus de six semaines. Les adieux avec la famille, c’était à Saint Paul, mon village. Je n’aurais pas aimé devoir laisser sur ce quai ceux que je regrette tant de quitter pour quatre longues années, voir leur silhouette disparaître peu à peu.

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L’embarquement a été long, tant de passagers à enregistrer, à diriger vers leurs cabines. La nôtre est jolie, c’est comme une petite chambre très pratique, avec un hublot ouvert sur le large, des rideaux blancs, un tapis bleu. Je crois que je vais m’y sentir bien si le voyage n’est pas trop pénible. Le personnel de bord est aimable, des hommes, des femmes, jeunes. Dans les couloirs, les gens se croisent en tous sens, s’interpellent au milieu des cris, des rires ou des larmes… Des femmes de chambre racontaient tout à l’heure que deux chanteurs étaient à bord pour cette traversée. Il faudra en profiter, vivre ce voyage comme une fête. Et pourtant je ne me sens pas d’humeur joyeuse, j’ai du mal à cacher mon envie de pleurer. Mais je réprime mes larmes devant Gaston, je crois qu’il n’aimerait pas me voir comme ça. Lui, semble très heureux de ce départ ; bien sûr, il n’est pas attaché à sa famille comme je le suis.

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Marseille n’est bientôt qu’une image lointaine dans le soir brumeux. Notre Dame de la Garde se découpe, pointe bleue dans le ciel rose. Les immeubles, le port, deviennent des taches de plus en plus minuscules. Ma tristesse augmente aussi vite que la côte s’estompe devant mes yeux. Tristesse du départ, crainte de l’inconnu, avec cet inconnu, mon mari. Lui, moi, si nouveaux, si étrangers l’un pour l’autre.

Quelques longues semaines de voyage nous attendent avant de découvrir une nouvelle vie. Le bateau, le voyage comme une parenthèse, un temps suspendu. Un moment de répit avant la plongée vers un monde nouveau. Mon Dieu, que sera mon nouvel univers ?

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Quelque part en Méditerranée

Nos compagnons de voyage sont français ou anglais pour la plupart. Nous partageons la vie à bord de ce navire de luxe, clientèle aisée, chic ! Tous sont désireux de retrouver ou de découvrir cet Orient, extrême, et les colonies, fierté !

Il est difficile d’échapper à ses compagnons de traversée, dans ce huis clos entre eux et la mer… Gaston se montre très mondain, je le découvre ainsi un peu chaque jour. Je ne l’avais encore jamais vu en société il est vrai. Ce soir au dîner, il a réussi à captiver tous les convives : il parle et tout le monde l’écoute. Quelle piètre compagne je semble à ses côtés. C’est vrai, je ne suis qu’une timide jeune mariée et en plus j’ai le mal de mer, je suis nauséeuse la plupart du temps. Pourvu que j’arrive à m’habituer…

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Louise

J’ai fait la connaissance de Louise aujourd’hui, une jeune femme de huit ans mon aînée. Elle me semble un peu un modèle de jeune femme, très jolie en même temps que très intelligente. Elle et son mari rejoignent Saïgon après quelques mois de vacances en France. Ils y retrouveront leur poste de professeur au lycée français. J’ai aimé parler avec Louise, écouter le récit de leur vie en Asie. Mais notre destination n’est pas la même. Nous devons rejoindre la province du Tonkin, plus au Nord, et y vivre plus isolés.

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La Méditerranée va bientôt être derrière nous. Les passagers qui, comme moi, n’ont jamais fait le voyage, attendent avec impatience la descente du canal de Suez. A Port Saïd, après les formalités et droits de péage, notre navire s’est engagé dans le canal. Deux jours écrasés par la chaleur entre deux berges désertiques. En quelques rares coins, des palmiers, un point de verdure autour d’un village, des enfants qui courent le long des berges. La chaleur est étouffante, les journées sont plus chaudes qu’en pleine mer où l’on profite de l’air du large. J’ai préféré rester dans notre cabine, prendre un peu de repos, les nausées m’ont laissé un peu de répit.

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A Suez, escale technique obligatoire, les passagers sont restés à bord. On dit que ce port est un lieu de rassemblement des pèlerins en route pour les lieux saints de l’Islam. Le Tonkin a poursuivi la route, elle est encore longue.

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En quittant Suez, le bateau a repris son allure de croisière pour la traversée de la Mer Rouge. Chaleur moite des pluies de mousson, une première approche du climat qui nous attend. Je crains déjà de ne pas m’y habituer tant cette chaleur me fatigue, et pourtant nous sommes en mer. La vie à bord est ralentie, les bruits étouffés, les gestes suspendus…

Nous avons eu une scène pénible hier soir dans notre cabine. Gaston m’a reproché ce qu’il appelle ma « sensiblerie », mon manque d’entrain. « Pourquoi ne participes-tu pas aux animations avec les autres dames plutôt que de vivre les trois-quarts du temps repliée dans ta cabine ? On ne te voit jamais… ». C’est vrai que le monde ne m’attire pas vraiment, et puis je suis souvent souffrante, alors je préfère m’isoler. J’ai promis à Gaston de faire des efforts.

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Escale à Djibouti

Deux jours dans un grand port africain, en territoire français. L’arrêt est indispensable pour approvisionner notre bateau-ville en vivres, en combustible. L’arrivée des paquebots est attendue par toute une population pauvre. Les enfants se jettent à l’eau autour des embarcations dans l’espoir de recueillir quelques pièces de monnaie. C’est un spectacle surprenant pour des européens, triste et comique à la fois. Il est vrai que la misère est parfois près de chez nous aussi en France. Mais elle ne se montre pas aussi cruellement il me semble. Ces enfants pauvres ont l’air si nombreux ici. Avec des militaires français pour guides, nous avons visité la vieille ville, vu les mosquées blanches, les comptoirs sur les places bordées d’arcades. Nous avons déjeuné dans les cafés maures, au milieu de la foule la plus cosmopolite que je n’avais pu voir jusque là.

 

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Océan indien

Quel jour sommes-nous ? En quel coin de la planète ? Le temps s’estompe, les repères disparaissent dans cet univers clos, seulement rythmé par la mer, le lever et le coucher du soleil. Devant nous, le ciel, le soleil, les nuages. A bord, on essaie de tuer le temps, on multiplie les distractions : tournois de bridge, jeux de société. Gaston passe beaucoup de temps ainsi, ma seule compagnie ne lui suffit pas. Heureusement, Louise est là, je passe de longues heures avec elle sur le pont. Nous parlons de la France et des colonies, de nos familles laissées derrière nous. Nous nous retrouvons aussi quand l’aumônier qui est à bord de notre bateau dit la messe.

Beaucoup de passagers attendent les soirées pour le grand divertissement : dîner, bal, toilettes. Je joue aussi parfois les coquettes, je profite des robes que j’ai emportées, celles que j’ai cousues avec mes sœurs depuis mon mariage. Hier soir, nous avons écouté un récital de chansons avec Line Viala et Constantino Rossi, leurs succès du moment : Yes Sir… Nini Nana…

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Aujourd’hui, le capitaine a annoncé l’arrivée à Karikal. Je suis impatiente de découvrir un des comptoirs français, ces territoires qui sont si largement décrits dans nos cours d’histoire et de géographie. Et cette partie de la côte de l’Inde, un nom qui fait rêver : Coromandel, comme un pays imaginaire…

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Karikal

Le bateau avance lentement dans un large delta, accoste enfin. Autour de nous, la terre si longtemps attendue semble absente. Ni relief, ni forêts, ni végétation. Au milieu des chantiers navals, les mouvements du port, les bruits et les cris sont étourdissants après le calme de l’océan. Le débarquement se fait par groupes, à bord de chelingues dirigées par des bateliers indiens. Douze hommes armés de perches manœuvrent le bateau en scandant des refrains rythmés pour s’encourager dans l’effort. Leur efficacité est surprenante, le bateau se retrouve en un instant à l’autre bout de la rade, nous voilà sur le quai. Plaisir de sentir la terre ferme…

Comment décrire cet autre monde ? La misère et la richesse se font face. Dans la rue des mendiants infirmes, des enfants en guenilles, des dignitaires entourés de leur escorte. Et les couleurs des vêtements et des parures, les odeurs d’encens et de parfums, la rumeur de cette foule vous envoûtent malgré vous. Une petite fille s’accroche à ma robe et met dans ma main des bracelets de verre. Elle me tend son autre main pour réclamer de l’argent. Ces yeux noirs posés sur moi ! Je lui donne quelques pièces.

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Avec Georges, autre compagnon de voyage, Louise et son mari, nous décidons de visiter la pagode de Tirounalar. J’ai le plaisir de voir Gaston se décider à nous accompagner. Des pèlerins par centaines, des marchands de pâtisseries, poudres multicolores, bijoux… des bayadères, ces femmes qui consacrent leur vie à l’ornement des lieux de culte, décorent de fleurs un immense char en bois. Il semblerait qu’une fête se prépare, une procession. Fakirs, danseuses, musiciens, la fête sous toutes ses facettes.

La veille du départ du Tonkin, une réception était organisée dans les jardins du palais de l’Administrateur. Tout ce beau monde réuni au milieu des parterres de fleurs, des bassins et des jets d’eau… Beaucoup de visages croisés, salués : anglais, français, les indiens sont dignitaires ou serviteurs. La fin d’après midi nous a ramenés sur le bateau, le soleil déclinant nous a accompagnés vers un autre départ.

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Je n’ai pu profiter de l’escale à Singapour. De forts maux de ventre m’ont obligée à rester alitée plusieurs jours. Le médecin du bord a diagnostiqué un embarras gastrique. Je me sens mieux maintenant mais fatiguée, déprimée. Mon mari ne semble pas accorder d’importance à ces maux, il me trouve faible et sans énergie. Je ne le vois pas beaucoup, l’animation à bord offre tant de distractions… Alors je me sens si triste, si loin de tout.

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Saïgon, 13 mai

Enfin voici Saïgon, « perle » de l’Extrême Orient, comme on nous l’a appris. La ville est entourée d’une large plaine monotone. Les berges sont hérissées de palétuviers, de palmiers d’eau. Chaleur moite, odeurs lourdes dès la descente du bateau. A l’arrivée du paquebot une foule habillée de blanc se presse sur le quai, je suis frappée par l’élégance des toilettes. Cette ville ressemble à peu près à l’idée que je m’en faisais. Des immeubles neufs, des administrations sans doute, bâtis par les français pour leurs compatriotes.

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Nous avons quitté avec regret nos compagnons de traversée. A bord nous nous sentions proches, comme unis par notre déracinement, en route vers un nouveau monde… Nous sommes donc ici pour quelques jours en attendant la correspondance pour Hanoï puis Haïphong. Georges nous accompagne, il va comme mon mari travailler pour la Société des mines de Dong Trieu, dans la vallée du Song Kay, au Nord Ouest de Haïphong. Louise et son mari nous ont gentiment offert l’hospitalité mais nos chambres sont réservées à l’hôtel Continental. Trois grandes journées en compagnie de Louise, comme il sera difficile de la quitter…

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Nous rencontrons d’autres français, amis de Louise et Robert. Ils évoquent des soulèvements qui ont eu lieu au cours des derniers mois… Dans plusieurs villes, la jeunesse a organisé des grèves, dans les campagnes les paysans se sont soulevés pour protester contre la domination de la France et le pouvoir des notables. Pourtant, la ville était calme à notre arrivée, sereine en apparence. Nous y avons vécu insouciants : promenades, spectacles, sorties sur les boulevards.

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Dans ce pays, il est difficile à première vue de distinguer un homme d’une femme : mêmes fines silhouettes, mêmes vêtements, les femmes portent elles aussi des pantalons amples. Les indigènes que l’on croise dans la rue sont tous au service de colons ou de notables. Ils ont l’attitude de la soumission, s’effacent pour vous laisser passer. Mais leur bonne humeur est frappante, leurs voix aiguës et leurs rires couvrent le brouhaha de la rue.

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L’hôpital

Je suis restée seule à Saïgon, hospitalisée en urgence la veille de notre départ. Les maux de ventre qui avaient donné quelques signes pendant le voyage ont repris ici avec une telle violence que la seule issue était l’opération. Un mois d’hôpital pour une péritonite, soignée par des religieuses françaises et annamites. Elles m’ont soutenue chaque jour, dévouées, attentives. J’ai appris au lendemain de l’opération que je ne connaîtrai pas le bonheur d’être mère. Quelle nouvelle, sans mon mari pour me soutenir ! Louise a été présente, m’a aidée au fil des jours à essayer d’accepter cette terrible nouvelle. C’est encore chez elle que je reprends des forces avant de continuer ma route pour rejoindre Gaston. Lui a dû se rendre à Haïphong, prendre ses fonctions. Il y a déjà un mois que nous sommes séparés.

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Départ

Nous sommes le 13 juillet, demain ce sera la fête partout en France, le bal sur la place du village, la famille réunie à l’ombre des platanes du jardin de Saint Paul… Ici, la mousson a commencé ; il fait chaud, humide, il pleut à torrent par moments.

Le bateau quitte le port, je pars vers ma dernière étape. Le soir tombe sur la mer, je retourne dans ma tête cette chanson douce et monotone… « là bas au pays du Levant… »

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Haïphong

Gaston est sur le quai. Je reconnais sa silhouette élégante en costume blanc. Je lui fais signe, émue de le retrouver enfin. Son accueil est gentil mais un peu froid. Il s’inquiète de ma santé, je le rassure. Je lui donne des nouvelles de nos amis à Saïgon et l’interroge sur son installation, son travail. Un domestique s’approche pour prendre mes bagages, mes malles suivront plus tard. Nous devons rester deux jours ici, et ensuite prendre le bac pour remonter le fleuve jusqu’à Dong Trieu.

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Gaston me propose de visiter la ville : son arrangement, ses monuments rappellent Saïgon. Les boulevards sont bordés de flamboyants aux fleurs larges, d’un rouge écarlate. La baie d’Ha Long restera sans doute le plus beau spectacle de ce voyage : des milliers d’îlots de toutes tailles, aux formes parfois effrayantes émergent au hasard d’une mer aux eaux sombres comme la nuit. A bord d’un sampan, sous d’immenses voiles rouges, nous avons déambulé dans cet univers irréel, jusqu’à la tombée du jour.

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Dernière étape

Le bateau remonte le fleuve Rouge vers Dong Trieu. Autour de nous une foule de tonkinois, paysans, domestiques, employés ? J’essaie par quelques questions de comprendre qui ils sont, quelles sont leurs manières, leurs coutumes. Gaston s’impatiente : « Mon amie, c’est avec des gens comme eux que tu vas vivre désormais, tu apprendras vite à les connaître ! ».

La remontée du fleuve a été longue et inconfortable. Au-delà des berges on aperçoit des plaines traversées de canaux et de rizières et plus au loin des montagnes sombres, enchevêtrées. Le paysage est certainement beau mais il me semble hostile. Après le fleuve, une piste difficile, défoncée par les pluies torrentielles qui sont presque journalières en cette saison. Un chauffeur est venu nous chercher avec une voiture de la Compagnie. Il a fallu encore deux heures de cahotements, d’arrêts et de redémarrages, avant d’arriver au but.

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Je découvre notre maison : elle est en bois, basse et longue, ouverte sur une large véranda. Presque pas de meubles, des nattes au sol, des moustiquaires protégeant les lits. Peu de végétation à proximité, on aperçoit à distance une forêt dense. Moins de risque ainsi d’être importunés par les animaux, me dit-on… Gaston me présente nos serviteurs : un cuisinier et deux jeunes congaïs qui s’adressent à moi en français et repartent aussitôt vers leurs occupations. Je n’ai pas eu le temps de leur dire un mot. Je me sens lasse, perdue. Mon mari semble loin de moi, distant. Comme j’attendais autre chose à mon arrivée ici…

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Je suis ici depuis seulement deux jours, à peine installée, mes malles ne sont pas encore arrivées. Heureuse surprise : Georges, notre compagnon de voyage, vient de nous rendre visite. Comme nous, il est l’un des rares français dans ce secteur proche de l’exploitation. Il m’annonce gentiment que je ferai bientôt la connaissance de deux couples installés pas très loin de nous.

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Je suis tonquinoise !

Il me faut l’écrire pour m’en persuader… Pourtant, ma vie ici prend forme peu à peu, cette existence que j’ai imaginée des mois durant. Je partage ma maison avec des étrangers, ils sont à mon service. C’est une sensation nouvelle ; moi qui ai jusqu’ici vécu simplement, habituée à me charger moi-même des taches ménagères, m’en voilà dessaisie. La jugeote de nos serviteurs est parfois bien sommaire. J’essaie de leur apprendre à tenir la maison et ce n’est pas une mince affaire. Les annamites ont des habitudes si éloignées des nôtres, comme cette coutume de manger accroupis au sol. C’est toujours une surprise en entrant à l’office pendant leur repas de les voir ainsi assis par terre. Et ils ne sont pas entrepris pour manger leur bol de riz à l’aide de leurs baguettes. Je m’efforce depuis mon arrivée de faire perdre une sale habitude à notre cuisinier Hao : pour dégager les feuilles de thé qui obstruent le col de la théière, ce sale garçon met le bec de la théière à la bouche et souffle de toutes ses forces ! Gaston leur parle durement il me semble. Mais il me dit que c’est ainsi qu’il faut marquer notre différence de position.

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Notre village

Notre maison est proche d’un village de paillotes. Trois ou quatre familles sont installées là, leur maison tient en une seule pièce où l’on déplie le soir une natte pour dormir à même le sol, plusieurs générations réunies. La journée, la vie se passe à l’extérieur. La majorité des villageois sont paysans, on les appelle « nhaqués ». Leur tenue, une longue tunique sur un pantalon large, est misérable. Quelques hommes font aussi des poteries avec la glaise de la rivière, les femmes âgées brodent du lin, assises par terre à l’entrée de leur maison. Les plus jeunes vont une fois par semaine vendre leurs légumes. Il faut voir les deux grands paniers accrochés aux extrémités d’un large balancier, en équilibre sur leurs fines épaules ! Elles partent pour une longue journée, prennent le bac jusqu’à Tchéou et rentrent le soir, chargées de quelques objets qu’elles ont pu acheter avec la recette de ce petit commerce. Les indigènes, les femmes surtout, mâchent toute la journée le bétel, ce mélange de feuilles de poivrier. Leurs lèvres sont teintées de rouge ; cette mixture apporte, paraît-il, une sensation de fraîcheur. Les enfants les plus grands s’occupent des plus jeunes pendant que les parents sont aux champs.

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Depuis que l’automne est arrivé, les températures sont plus douces, les pluies plus rares et un petit vent frais nous rafraîchit de temps en temps. J’en profite pour aller tous les deux jours au village, emportant avec moi quelques rations de riz. La semaine dernière, une maman m’a attrapée par le bras en me montrant la plaie sur le bras de son enfant ; depuis j’essaie de soigner cette petite fille, Anh Dao, fleur de cerisier. Une petite mine fatiguée, toute triste ! La pharmacie que j’ai emportée avec moi depuis Saïgon fera peut être ici un peu de bien. J’en ai bien besoin pour moi aussi hélas ! Par moments, je ressens les secousses de l’opération que j’ai subie il n’y a pas si longtemps. Les médecins me l’ont dit : ce sera long avant de récupérer toutes vos forces. Il est vrai que je me sens lasse la plupart du temps et c’est pour cela que j’apprécie ce peu de fraîcheur.

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La famille, si loin !

Quel jour sommes-nous ? Ici le temps paraît si long. J’ai reçu enfin des nouvelles de ma famille. Ma sœur Zoé m’envoie une photo d’Eliane, notre petit Piou, photographiée assise sur son derrière, les yeux tout étonnés. C’est une joie de voir cette enfant potelée, en bonne santé. Comme elle est belle à côté des enfants de notre village…

Le courrier ne nous arrive pas souvent. Nous avons reçu en même temps une carte de Douai, de la famille de Gaston. Tout ce petit monde, en France, espère que nous allons bien, que nous sommes bien installés, que la vie ici nous convient et nous comble… Que répondre ? Que l’éloignement me cause une souffrance permanente, que tout ici : la couleur du ciel le matin, la voix des annamites, l’odeur de la cuisine indigène, me procure certains jours une douleur sourde, insupportable… Non, je ne dois pas attrister mes pauvres parents, la séparation est pour eux aussi une grande épreuve. Alors je réponds que je me plais bien ici, que je découvre une nouvelle vie, des gens différents.

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En voyage

A Hanoï, nous rendons visite au résident du Tonkin, c’est la coutume à l’arrivée de nouveaux colons. Nous avons fait le voyage avec Georges, Joséphine et Albert. Nous sommes reçus dans la demeure du résident, une ancienne maison de mandarin de briques rouges agrémentée de vérandas circulaires. L’entrée est protégée par un dragon, ce dragon qui ne meurt jamais, contre qui nul ne peut rien : même tranché, découpé en morceaux, il se reforme et reprend vie, indéfiniment. Le dragon, comme d’autres êtres magiques tout puissants, les démons, les génies, donnent leur force aux gens du peuple. Je me dis qu’en effet ce doit être un grand réconfort de croire en cet être éternellement renaissant.

Sur les murs de la maison du mandarin, autour des fenêtres, sont peints des oiseaux, des papillons, des fleurs de lotus. Les serviteurs sont presque aussi nombreux que les visiteurs. Hanoï est la capitale de l’Indochine, c’est une grande ville qui a conservé sa ville indigène. La ville européenne est en plein essor, des constructions poussent de tous côtés. Dans la rue, nous profitons de voir la vie grouiller autour de nous, avant de retrouver l’isolement de notre vallée. Les tonquinoises portent les cheveux enroulés autour de la tête, une étoffe en fait le tour et retient la coiffure. Elles sortent par deux, escortées de leurs serviteurs, abritées sous une grande ombrelle de papier, habillées de soieries colorées. Avec Joséphine, nous avons parcouru les boulevards en pouss-pouss et fait quelques achats, ces raretés qui nous combleront de retour dans notre brousse.

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Ailleurs, loin…

La tristesse m’étouffe aujourd’hui. Je n’y arrive pas. Gaston est loin pendant des semaines, explorant la brousse avec les géologues. Enfin, c’est ce qu’il me dit… Mais je ne sais même plus ce qui est préférable entre sa présence ou son éloignement. Il ne sait pas ou ne veut pas m’apporter le réconfort que l’on est en droit d’attendre d’un mari, me semble-t-il. Je suis seule ! Nos serviteurs sont là bien sûr, mais le dialogue est impossible avec eux. Et d’ailleurs, qui pourrait avoir de la compassion, après tout j’ai choisi d’être ici.

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Une école de fortune

Notre village n’a pas d’école. Je me dis : « pourquoi ne pas réunir chez moi des enfants quelques jours par semaine pour essayer de leur enseigner un peu d’écriture et de lecture » ? Après tout, c’est mon métier. J’ai décidé de faire faire deux bancs de bois que nous mettrons dehors ou sous la véranda selon le temps. Et un tableau noir pour y écrire l’alphabet. Georges, très gentiment, me propose de s’occuper de trouver un menuisier, d’aller acheter le bois nécessaire. Gaston, en apprenant mes intentions, s’est empressé de me décourager : « tu te casses donc bien la tête ma chère, tu n’arriveras à rien avec eux ».

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Une fête pour les ancêtres

La fête du Têt célèbre le culte des ancêtres. Nous sommes en janvier et le jour de l’an lunaire vient de passer. Nos villageois ont dressé des bambous à l’entrée des maisons, ils ont déposé des offrandes : des feuilles de bétel, des papiers rouges couverts d’inscriptions religieuses ou païennes. C’est une grande fête de famille, pour célébrer l’espérance. Car pour les annamites, les morts continuent à vivre auprès des vivants avec qui ils continuent de tisser des liens très forts. Pendant trois jours, devant les autels improvisés, on peut alors se ressourcer, s’adresser à ses ancêtres pour leur demander un conseil, chercher du réconfort.

Ici plusieurs religions sont admises, d’où ce mélange de rites païens et religieux. Les lettrés, les mandarins se fient aux règles de Confucius. Les paysans, les gens du peuple selon les régions de l’Indochine, sont bouddhistes.

Pourtant, depuis la présence des français, des populations ont été évangélisées. Chaque grande ville a ses églises, sa cathédrale, comme Saïgon, Hanoï ou Haïphong… Les catholiques ne sont pas arrivés jusque dans notre vallée. Je n’ai pu assister à une messe depuis mon départ de Saïgon. Ici, il ne nous reste que la prière.

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Expédition au Laos

Oui, ce fut bien toute une expédition que notre voyage au Laos avec Joséphine et Albert, nos amis français de Vinh Yen. Un mois de préparatifs, de prospections sur les cartes d’état-major, de courses à Hanoï pour acheter les médicaments indispensables, les vêtements les mieux appropriés. Et le voyage débuta : il ne nous fallut pas moins de deux semaines, progressant difficilement parfois, grimpant des cols, redescendant des vallées, avant d’atteindre ce pays… et pourtant, voulant éviter les régions les plus montagneuses, nous avions choisi la route du Sud qui traverse les plateaux de moyenne altitude à l’Ouest de Hanoï, et passe la frontière près de Ban Ngam. Les moyens de transport furent variés, voiture, pouss-pouss, tricar parfois. Car les voies de chemin de fer n’ont pas encore pénétré jusqu’aux régions les plus centrales. Nous eûmes bien des surprises, des incidents techniques, des rencontres plus ou moins heureuses qui ont ralenti notre avance. Il nous sembla bien souvent que nous ne toucherions jamais au but comme le jour où notre tricar a versé dans un ravin, heureusement sans trop de mal, la suite du parcours fut seulement moins insouciante. Mais le but du voyage nous a consolés de nos malheurs. Louang Prabang est peut être l’une des plus jolies villes d’Asie, une ville ancienne où les symboles bouddhistes sont partout : il est impossible de compter les temples, les statues, les moines vêtus de la robe safran… C’est une ville verte qui a fait sa place au milieu d’une forêt tropicale ; une rivière jaune comme les fleuves en Asie la traverse de part en part. La fin du voyage fut plus facile, car nous choisîmes de prendre le train pour rejoindre Vinh, sur la mer de Chine, et ensuite le bateau jusqu’à Hanoï. Une traversée qui me ramenait des mois en arrière, lors de mon arrivée dans ce pays. Je me suis sentie différente d’alors, un peu plus armée face à l’inconnu, un peu plus forte peut être.

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Il me faut écrire aujourd’hui ce qui est arrivé la semaine dernière ou plutôt ce qui aurait pu arriver… Le danger fait partie de la vie de tous les jours ici. Albert nous racontait il y a un mois cette horrible partie de chasse où un jeune annamite était mort dévoré par un tigre. Personne n’avait rien pu faire pour le sauver.

Nous étions partis Gaston et moi, en voiture, justement pour rejoindre Joséphine et Albert à Vinh Yen. La piste traverse sur des kilomètres le versant Sud de Tuh Son, couvert par la forêt. A peu près aux deux tiers de notre route, la voiture stoppa brusquement. Le radiateur se mit à fumer et il fut impossible de redémarrer. Gaston n’essaya pas de trouver une solution, de tenter une réparation. Il partit immédiatement pour chercher du secours et me laissa seule. Il est vrai que je n’étais ni habillée ni chaussée pour pouvoir le suivre et j’acceptai naïvement la solution qui paraissait la plus sage : l’attendre à la voiture. Des heures se sont écoulées, la nuit est tombée peu à peu, les bruits de la forêt sont devenus de plus en plus inquiétants. Gaston ne revenait pas. La peur m’envahit, je me réfugiai au fond de l’auto, roulée dans une couverture. Il me semblait à tout moment entendre les tigres approcher, des animaux rôder autour de la voiture. Je restai ainsi pétrifiée pendant un temps indéfinissable, les idées confuses, incapable de raisonner… C’était bien la peur, la vraie, qui vous fait perdre la tête peu à peu. Je ne sais comment j’aurais vécu les heures suivantes si une auto n’était arrivée. Le voyageur obligé de s’arrêter s’approcha : c’était Georges. Je n’entendis d’abord que la voix de son boy qui répétait : « c’est Madame Gaston, c’est Madame Gaston dans l’auto !… » Mais la suite de cette mauvaise aventure laissa en moi une première et profonde blessure. En continuant notre route, nous arrivâmes très vite au premier village où nous aperçûmes Gaston sortant d’une paillote. Il était venu là retrouver une jeune annamite ! Et m’avait laissée seule…

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L’hiver tonquinois

Nous sommes en hiver ! C’est peut être la meilleure saison ici. Il fait doux, un peu frais parfois et l’on allume alors avec plaisir un peu de feu. De temps en temps un petit crachin apporte juste ce qu’il faut d’humidité pour nos fleurs, pour les cultures. Un seul inconvénient, le soleil n’est pas vraiment gaillard, le ciel est gris-blanc en général. Enfin, je m’habitue à cette douceur. Il parait qu’on s’habitue à tout…

Et non, je ne m’habitue pas… Je voudrais encore croire que celui qui est mon mari est autrement, me dire que non, finalement il n’est pas si mauvais. Et je réalise que je cherche la plupart du temps des excuses à ses infidélités, à sa méchanceté.

En ce moment, je vais tous les jours au village. Anh Dao est devenue ma petite protégée depuis que j’ai soigné son bras. Elle se jette dans mes bras lorsqu’elle m’aperçoit. Maintenant qu’elle va mieux, elle est mignonne, douce et rieuse ; j’aimerais tant pouvoir véritablement m’occuper d’elle, sa maman a déjà cinq autres enfants… Je me dis que nous pourrions peut être l’adopter, peut être ? Je vais en parler à Gaston.

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« Mon école » fait parler

Cinq enfants viennent depuis quelques mois à mon école. Quatre filles et un garçon entre sept et onze ans. Je suis contente que ces petites filles soient là, car pour elles l’accès à l’instruction est encore plus difficile que pour les garçons. Je ne les vois pas tous les jours bien sûr. Ils aident leurs parents la plupart du temps. Kim, le garçon, et une des petites filles, ont des facilités : ils liront bientôt couramment s’ils continuent ainsi. Les dirigeants de l’exploitation minière ont appris que j’apprenais à lire à des enfants. Quand nous nous sommes rendus à la dernière réception de la Compagnie, à Dong Trieu, le Directeur a voulu me mettre en garde, affirmant qu’après les troubles qui ont récemment soulevé les campagnes, les français devaient se montrer prudents. Je lui ai répondu que mon projet n’était pas ambitieux, que c’était comme un service que je rendais à ces enfants.

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Des nouvelles de Saïgon

Louise m’a écrit une belle lettre. Les nouvelles que je lui envoyai dernièrement, racontant sommairement notre vie ici, l’ont visiblement inquiétée. Elle a su lire entre les lignes et deviner la détresse qui est la mienne le plus souvent. Je ne sais que lui répondre, je crains de me dévoiler tout à fait et de ne plus pouvoir ensuite donner le change. Comme Georges, elle a compris à quel point je souffrais au quotidien des brimades de Gaston. Comme lui, elle me conseille de réfléchir à ma situation, de prendre du recul. Et m’invite pour cela à venir passer quelques temps chez elle. Mais je ne veux pas abandonner ma maison, mes enfants : leurs progrès sont pour moi un vrai réconfort. Ils aiment venir ici et moi je suis heureuse entourée d’enfants. Et puis que dire à Gaston, quelle justification donner à mon absence ? Oh bien sûr il n’en souffrirait pas, mais me reprocherait d’être partie, même pour un court séjour. Et je ne me sens pas de taille à me justifier, à donner des excuses, des explications.

Louise va bien de son côté. La vie à Saïgon et son travail au lycée lui apportent beaucoup de satisfactions. Elle et Robert sont proches, ils vivent au même rythme. Seul l’éloignement de sa famille semble lui être un peu difficile.

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Visite au mandarin

Il y a trois jours, nous avons rendu une visite de courtoisie au mandarin Quan Bô, qui est en quelque sorte gouverneur de la province. Malgré la domination étrangère, les mandarins ont gardé une certaine autorité et beaucoup de prestige. Sa maison est à l’écart de la rue principale, dans une ruelle silencieuse. Le Quan Bô est venu au-devant de nous dans la cour. Des enfants vêtus de soie chamarrées sont accourus, des têtes se sont montrées aux fenêtres intérieures. Il tendit la main droite aux hommes puis aux dames (celle qui ne portait pas les ongles démesurément longs, symbole de l’importance et de la richesse de ce haut personnage). Il était vêtu d’une robe de soie rouge rebrodée : ce costume a visiblement une grande valeur. Nous avons été reçus dans une salle sombre et d’apparence modeste. Ses seuls ornements étaient l’épée et les insignes de cours du Quan Bô posés sur un coffre. Deux serviteurs apportèrent une théière et des bols de porcelaine sur un grand plateau d’argent. Il ne faut jamais demander au mandarin des nouvelles de sa femme ; il faudrait pour cela être ami intime ou parent. Par contre, il nous présenta ses cinq enfants qu’il nomma de 1 à 5. Cette coutume de désigner les enfants par des numéros est assez générale. Parfois, on leur donne dès le berceau des surnoms encore moins agréables comme limace, saleté, cochon… Les six marmots furent ensuite emmenés par leurs gardiens et nous priment congé. Le Quan Bô nous raccompagna jusqu’à la voiture en cherchant nos domestiques du regard… mais nous n’en avions pas emmené. La visite se termina ainsi, sans discussion véritable. Il est en général très difficile d’échanger avec les annamites ; de toute façon, la franchise est une chose inconnue dans ce pays, elle est jugée comme une faiblesse de caractère !

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Danger, insécurité, angoisse … mais la vie continue

Je croyais pourtant que l’usage de la cangue était aboli depuis près de 20 ans ! Il y a huit jours, des dizaines d’annamites, hommes et femmes, ont été faits prisonniers : le châtiment consiste à emprisonner leur cou dans la cangue, cette échelle de bois qui les empêche d’appuyer la tête, de prendre le moindre repos. On appelle ces malheureux les « chevaliers de la petite échelle ». A travers le pays, des militaires français, mais aussi avec eux des métis et des annamites, se montrent très répressifs envers les nationalistes. Gare à ceux qui, par hasard, se trouveraient sur leur passage. Les journaux relatent chaque jour de nouveaux événements préoccupants, il devient dangereux de se déplacer sans escorte. Cette situation vient apporter une raison nouvelle d’angoisser.

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Je continue pourtant à mener ma petite vie sans histoire entre ma maison, mon école et les visites aux villageois car les familles continuent de m’accueillir gentiment. Une grand-mère du village (une Ba-Gia) et son fils brodent pour moi des draps que je serai très fière de rapporter dans mes malles. Je n’ai jamais rien vu d’aussi beau que ces motifs ajourés compliqués et d’une finesse extraordinaire.

Nos domestiques sont toujours aussi têtus, ils ont du mal à suivre les conseils que je leur donne depuis notre arrivée. La cuisine que nous prépare Hao n’est pas toujours réussie. Le sel est ici très bon marché, il en use donc avec générosité… Ce que j’apprécie le plus, ce sont les soupes qu’il nous prépare avec les ingrédients qu’il trouve à sa disposition : épices, poulet, bœuf très rarement, petits légumes des jardins… un mélange subtil, au parfum incomparable.

Ma petite Anh Dao grandit, elle devient de plus en plus jolie. Je la vois dès que je suis au village et l’emmène parfois avec deux ou trois autres enfants pour une promenade au bord des canaux. Je leur apporte ce jour là un gâteau, des bonbons que je fais venir de Hanoï. Puis je rentre à la maison, je passe souvent la soirée seule, Gaston n’est pas là ou bien rentre tard. Je ne lui ai pas encore parlé de mon envie d’adopter Anh Dao. Je crois que je ne le ferai pas. Il n’apprécie ni les enfants ni les annamites, alors …

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Le retour, bientôt ?

Depuis mon arrivée au Tonkin, j’ai appris à connaître les lieux, à apprécier les gens. Même le climat ne me semble plus aussi pénible. Oui, c’est vrai, je me suis « acclimatée ». Mais lorsque mes pensées me ramènent à Saint Paul, lorsque je pense à Zoé et à Eliane, Elise, Mathilde, Eloi … une immense tristesse m’envahit, j’aimerais tellement revoir tous ces visages chers et serrer mon père et ma mère contre moi. Dans ces moments là, je revis en pensée nos réunions de famille à la Maison des Fleurs, les grandes tablées de gardois, d’italiens et de ch’timis, les chansons et les tartes au Libouli. Peut être dans quelques mois, peut être puis-je espérer un retour pas trop lointain. Le contrat de Gaston avec les Mines de Dong Trieu prend fin dans trois mois et nous ne savons pas encore s’il sera renouvelé. Avec les événements qui se dessinent, j’ose espérer que Gaston ne souhaitera pas s’engager pour trois autres années…

 

Écrit à partir des récits d’une grand tante et de deux sources contemporaines : L’Indochine autrefois (Éditions Horvath) et Mes trois ans d’Annam de Gabrielle Vassal (Éditions Hachette)