Va savoir !

Ecrit à partir de vingt huit mots tirés de « Rien que la vie » – Alice Munro

Le repos me rendait immobile. La rudesse des opinions prononcées avait agi sur mes nerfs. De nouvelles sensations, pourtant, me semblaient en accord avec de vieux poncifs que nombre de parents profèrent à leurs enfants. Brusquement, je fus consciente d’avoir survécu à de bien bizarres conversations. Il me sembla que depuis longtemps on lisait dans mes pensées par dessus mon épaule et cela produisit de petites et fines étincelles qui m’éloignèrent définitivement de tous ces gens qui m’avaient si régulièrement parlé pour tenter de me consoler ou au contraire de me convaincre.

Poésie-fiction

Revue Caractère

Revue de création littéraire éditée depuis 1992 par le département des Lettres de l’Université du Québec à Rimouski (UQAR).

Mon texte « Cette ombre qui me colle à la peau » a été sélectionné et parait dans le numéro XXXI de la revue sur le thème « Ventouse » (automne 2022).

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Les saisons

Tant d’années depuis cette guerre. Il pensait qu’on ne peut rester témoin toute sa vie, qu’on l’est à un moment précis et que très vite, pour se protéger, on fuit ses propres pensées. Alors se remémorer le jour exact, l’heure, les lieux, les acteurs, cela lui était impossible. Il repensait à ce jour où sa fille l’avait assailli de questions – un interrogatoire en règle qui l’avait désarçonné. Elle avait cherché à connaître des situations précises, à entendre des noms, à savoir quels avaient été ses sentiments, ses réactions, ses actes dans les heures sombres. L’histoire revivait par la bouche de sa fille. Il ne sut répondre à cet assaut de curiosité que par quelques banalités ; cette période restait dans son esprit comme un rêve dont on n’a jamais voulu saisir le contenu.

Il avait fait sa promenade habituelle le matin. Maintenant les étés lui pesaient, la chaleur l’éprouvait. En rentrant à son appartement, il se remémora ce jour de l’année précédente où sa fille était venue le questionner. Dans les arbres, les oiseaux ne chantaient pas aussi joyeusement qu’à l’habitude, il s’en souvenait. Peut-être étaient-ils eux aussi empêchés par la grosse chaleur. Aujourd’hui, près de soixante ans le séparaient de ces tristes événements, mais depuis un an, ses pensées l’y ramenaient souvent. Il s’était rendu compte que chaque saison rapportait avec le vent, la lumière, les couleurs, ce qui avait été vécu alors. Certains matins ressuscitaient des lieux, des odeurs rapportaient, légèrement diffuses, des situations, tout ce qu’il avait occulté si longtemps. La veille, il avait entendu au journal télévisé que les archives relatives à la dernière guerre étaient ouvertes, que le passé – très proche à l’échelle immense du temps – pouvait désormais être connu de tous. De tous ceux qui auraient la curiosité de s’y plonger, de balayer les dossiers gardés secrets pendant plusieurs décennies. Et comble de malice, ce travail était possible directement de chez soi, depuis un ordinateur, par quelques manipulations de clavier ne demandant même pas l’effort de se déplacer, d’explorer de lourdes piles de papiers poussiéreux. Le journaliste avait fait cette annonce sur un ton léger ; se rendait-il seulement compte de la portée de l’information ? Ce travail afficherait au grand jour le courage ou la lâcheté, l’indifférence aussi, l’apathie, le manque d’engagement dont, lui, avait fait preuve alors. Bien sûr, le déshonneur ne le toucherait pas, il n’avait commis aucun crime, aucune délation, mais quel constat banal ! Il n’avait été ni héros, ni victime, ni bourreau, simplement spectateur anonyme parmi les anonymes, peut-être même témoin indifférent.

Sa fille devait passer le voir le lendemain : elle lui annoncerait qu’elle entamait des recherches, il en était maintenant certain. Il ressentait pour la première fois une sorte de honte à l’idée que sa propre fille pouvait le démasquer. Il était certain qu’elle ferait tout pour retrouver dans les archives locales une trace, un témoignage, elle était suffisamment volontaire pour cela. Mais aucun des documents disponibles ne parlerait des faits d’armes de son père, son nom jamais n’apparaîtrait. Pourquoi était-il encore en vie, serait-il obligé d’affronter une nouvelle fois la curiosité filiale, légitime pourtant ? Le soir avançait, il ressentait la fatigue de la journée. Il alla à sa chambre, s’allongea sur le lit. Dans un demi-sommeil, confortablement calé sur les oreillers, il se souvint qu’il restait dans l’armoire à pharmacie un tube de somnifères que le médecin lui avait prescrits l’année précédente. Par la porte du balcon laissée entrouverte lui parvenaient des chants d’oiseaux. La lumière se faisait plus douce, le décor de la chambre s’estompait peu à peu. Finalement, il ferma les yeux et s’endormit.

Autres Ecrits courts…

Superlatifs

« Mamy, je t’aime trrès beaucoup fort ! » C’est ainsi que Nina, cinq ans, prononce les superlatifs français : elle y glisse ce chant et cette tonalité de gorge que lui a soufflé l’apprentissage d’une langue nordique. Elle aime d’ailleurs trrès beaucoup de nombreux êtres et de multiples objets ou situations. C’est sa manière d’exprimer émotions, désirs et parfois colères. Notre communication – de grand-mère à petite fille – y trouve parfois son compte mais reste tout de même encore très limitée (même si trrès beaucoup signifie tant !). Quand le dialogue tourne court, ce qui est souvent le cas au téléphone, à cette distance de trois mille kilomètres rafraîchie par un écart d’au moins vingt degrés Celsius, le recours au clavier d’un smartphone peut sauver la situation. La mamy que je suis reçoit alors – le papa ayant prêté l’instrument à l’enfant – une série de cœurs roses précédés ou suivis de drapeaux bleu-blanc-rouge. Nina veut montrer par là son origine, et j’y vois une petite marque de délicatesse pour sa grand-mère qui a laissé sa progéniture créer la sienne si loin d’elle ! Je ne peux m’empêcher de m’attendrir devant les émoticônes gentiment choisis par l’enfant et m’empresse de lui retourner tous les cœurs roses et rouges disponibles sur mon smartphone, sans oublier le drapeau bleu à la croix jaune qui montre que « Oui, j’ai finalement accepté le fait que mes enfants soient scandinaves ». L’épisode se reproduit régulièrement, et je suis à chaque fois trrès beaucoup heureuse d’entendre ma petite fille entamer notre conversation. Hier, elle a répondu d’une voix rassurante à mes questions météorologiques, « Non, Mamy, il ne fait pas trrès beaucoup froid ! ». A ma grande satisfaction à cette veille de l’hiver.

Au jardin

Texte proposé – et non sélectionné – au Concours de Nouvelles « 48h pour écrire » organisé par Edilivre
Thème  : Et si j’étais un animal, lequel serais-je ?

Je sais que j’agace, que j’effraie par mes vols saccadés et imprévibles, mes bourdonnements, mes vrombissements. Ce n’est pas pour rien que l’on m’appelle Buzzygirl !

Oui, je vois bien que je la dérange, la dame en train de prendre un repos bien mérité, tranquillement installée sur sa chaise longue. Je suis venue chez elle, attirée par ses plates-bandes, ses massifs, ses allées fleuries. Dans ce quartier, pas de meilleur coin à butiner. La jolie femme dans son jardin a la main verte, elle s’y connait en espèces de toutes sortes, des plus odorantes aux plus discrètes, des éphémères aux vivaces.

Depuis ce matin, elle n’a pas encore fait attention à moi. Il faut dire que j’ai pris la peine d’enfiler une jupe verte et un chemisier fleuri. Plus je me camoufle, moins je risque l’affrontement avec les hôtes de ces jardins.

La voilà qui se lève pour continuer sa tâche matinale. Elle a dans la main son outil de prédilection, un sécateur à bouquet. Attention de ne pas l’agacer de trop près. Je sens qu’elle va me priver bientôt du nectar de ces giroflées que je comptais récolter ce matin.

Je ne vous avais pas précisé : je suis abeille ouvrière et l’on attend de moi pas mal de travail en échange de mes balades dans les jardins. Je ne peux perdre une journée sans fournir à ma reine le fruit de mes excursions.

Je suis très excitée ce matin, c’est vrai ! C’est que je dois être efficace, productive, un peu comme la femme que j’observe en ce moment. Mais contrairement à elle, je n’ai pas la vie devant moi. J’ai l’air en forme, comme ça, bien bronzée, coiffée et apprêtée comme une pin-up dans ma jolie tenue, mais je n’ai pas l’été devant moi. Mes jours sont comptés. Mon travail est tellement épuisant que, me croirez-vous ? je ne serai plus de ce monde avant l’automne.

Mais je m’égare, je discute, je palabre… Pendant ce temps, jolie Madame me tend le piège auquel je ne m’attendais pas de sa part. Je ne sais pas pourquoi je suis si confiante ce matin, habituellement je me méfie davantage. Des odeurs suspectes m’avertissent souvent que le danger est proche. En pleine campagne surtout, je hume de loin les relents mortifères qui balayent les champs. Et je les vois venir les hommes avec leurs engins. Eux n’ont jamais fait attention à moi. Mais attention, pas tombée de la dernière pluie, la petite Buzzygirl ! Dans ces coins là, je me camoufle sous ma cape couleur de sable, mon petit bonnet vert me protégeant des sales émanations de leurs outils. Ce n’est pas de la poudre dorée qu’ils dispersent, il n’y a pas de gentils marchands de sables dans ces contrées dangereuses.

Et oui, je sais qu’il ne me reste pas grand temps à vivre. Mais ce matin, je me sentais si jeune et jolie en jupe verte, couleur de l’espérance ! Le jardin à plates-bandes m’accueillait si gentiment. Du travail à portée de main, sans trop de fatigue. Butiner les giroflées, les géraniums, puis passer aux lavandes, aux marguerites, aux oeillets… Et ramasser un joli butin. « C’est ma reine qui sera fière de moi ! » me disais-je en commençant mon travail matinal.

Et voilà que ma journée vire à la désillusion. Ma jolie Dame a repéré quelques pucerons ici et là. Ces pauvres petites bêtes n’ont pas eu comme moi l’idée de se camoufler. Je me tiens prudemment à distance. La dame est en train d’agiter sa bombe, des giclées de poison se répandent sur les massifs. « Pas folle la guêpe » pourrais-je dire, elle a mis son mouchoir sur son nez. Elle sait bien que l’air de son jardin perd tout d’un coup de sa fraîcheur. Il y a danger, elle l’a bien compris. Et moi qui la trouvais parfaite. Je vous l’avoue maintenant, j’avais pris l’habitude de m’habiller comme elle pour venir dans son quartier, tellement je l’admirais.

Elle ne m’apercevra pas aujourd’hui. Je suis obligée de battre en retraite, même ici je risque trop. Mon contrat d’ouvrière ne me permet pas de mourir avant la fin de l’été. Ma reine m’attend avant la tombée du jour pour récolter le produit de mon travail. Moi qui croyais avoir trouvé le jardin idéal !

Années soixante

La plage des années soixante existe encore. Je l’ai rencontrée, je dirais même que je la rencontre chaque année depuis toujours. Mêmes longues étendues de sable fin, mêmes dunes retenues par les ganivelles, mêmes drapeaux annonçant le calme ou la nervosité des vagues.

Début juillet il est encore possible, comme soixante ans plus tôt, d’étaler sa serviette sur un espace viable. C’est une plage du Sud de la France, sur ce littoral languedocien bordé, du Rhône à l’Espagne, d’étangs plus ou moins vastes. La nostalgie des lieux tient sans doute dans ce coude à coude entre la mer et l’étang. Les étendues planes, coupées seulement par endroit par les touffes de salicorne et les silhouettes roses des tamaris prêtent aux plages de sable voisines leur air nonchalant et presque abandonné.

Dans ce décor naturel, les mouettes survolent toujours les serviettes des baigneurs en jetant leur cri éraillé, des voix d’enfants se mêlent au bruit des vagues, les vendeurs de glace attirent le client par leurs slogans plus ou moins timides, au loin de temps en temps un moteur de bateau force un peu bruyamment son accélération, les chateaux de sable s’élèvent avant de s’écrouler sous la montée de l’eau, de petits avions traversent le bout de ciel bleu étirant une banderole de publicité et les parasols multicolores semblent arrimés là depuis tout ce temps. Rien n’a donc changé.

Enfin presque. Il manque à tout ce décor une odeur de simple casse-croûte, un relent de fond d’huile bouillante rehaussé de sel : celle qui émanait du fourgon-buvette calé bien à l’abri de la dune. Son propriétaire s’improvisait cuisinier de juin à septembre. Avec ses barquettes de patates huileuses, il était là pour compléter les pique-niques que les mamans étalaient sur des torchons sous le parasol à l’heure du midi. Son installation artisanale, parfois bancale était d’une propreté équivoque, mais personne ne le déplorait, pas même nos estomacs.

Le vendeur de frites et son bric-à-brac ont été chassés du bord de mer. Normes d’hygiène insuffisantes, occupation de l’espace inapproprié, esthétique équivoque… Les raisons de leur disparition ne manquent pas depuis que des réglementations multiples imposent leurs critères draconiens. Pendant ce temps, de loin en loin, de luxueux restaurants déguisés en paillote se sont installés et occupent l’espace six mois sur douze. Il faut dire que, à la plage comme à la ville, désormais l’assiette se doit d’être artistique, gastronomique, élitiste.

Mais en détournant le regard, avec un petit effort, on peut revoir le fourgon Frites-Buvette arrimé là en fond de plage, juste à l’endroit où le sable brûle les pieds. Et en fermant les yeux, sentir un relent de friture nous chatouiller les narines. L’espace d’un moment, replonger dans les années soixante.

Autre temps

Il était assis, se leva, trébuchant entre les petites tables. Il y avait vraiment trop de meubles dans cette maison… Il regarda autour de lui tout ce que ses parents avait laissé en partant. Objets plus ou moins précieux, tableaux un peu délabrés, livres par dizaines sur des rayonnages poussiéreux, rideaux trainant sur les sols fatigués par les passages d’enfants et d’adultes. Et ce nombre impressionnant de sièges, chaises et fauteuils recouverts de toiles fanées. Ils avaient aimé tout ça, y avaient mis toutes leurs envies de chaleur et de confort. Pourtant, au fil des années, ils auraient préféré en finir avec ce trop plein de tout et ils savaient que leurs enfants se débarrasseraient immédiatement des encombrants. Le fils se rassit sur le bord du canapé bleu, une boite de bois noir aux fermoirs dorés dans les mains. A l’intérieur, des punaises, du ruban adhésif et une petite paire de ciseaux. Les restes d’un bricolage d’amateur, gardés là pour un enfant un peu doué de ses mains. Il l’avait toujours vue, cette boite mal en point, posée sur une table noire et bancale elle aussi. Après le départ des parents, peut être tout devient-il bancal, pensa-t-il. Et les souvenirs s’enfuient aussi vite que la vie reprend le dessus. Il reposa la boite, ouvrit la fenêtre. Le jour éclaira ce tableau sombre, leur dernière découverte, la première d’un nouveau genre. Un travail abstrait, une autre esthétique, une nouvelle vision, plus actuelle, plus dynamique. Il se dit qu’ils avaient été jeunes en ces derniers temps, que leur esprit de curiosité était résumé là. Puis il referma la fenêtre et les volets sur le silence de la maison qu’il faudrait vider rapidement. Elle allait être vendue, elle serait investie par d’autres femmes, d’autres hommes. Peut être qu’entre ces murs la trace de ceux qui les avaient fait bâtir resterait imprégnée, qu’involontairement, les nouveaux occupants continueraient à amasser les objets. « Mais non, tout ça c’est dépassé, moi qui ai grandi dans ce décor, je ne supporte plus que le blanc ! » Cela lui semblait d’une telle évidence ! Et, sans un regard autour de lui, il ramassa ses affaires, prit ses clés de voiture et ferma la porte à double tour. Il reviendrait le lendemain à quatorze heures pour le rendez-vous avec l’agent immobilier et les futurs propriétaires.

Fragiles mondanités

Ecrit à partir de vingt-cinq mots – Belle du Seigneur, Albert Cohen

Il avait eu du remord de ne pas avoir invité à son cocktail la duchesse envers qui il éprouvait cette pitié où se cachait beaucoup du principe d’égalité qui l’inondait avec force ! Ce soir là, il regardait la bonne société réunie, ces orateurs rivalisant d’imagination. Et des sanglots lui seraient forcément venus s’il avait tenté de parler. Pour la première fois, il comprenait qu’il ne pouvait que souffrir de sa fragilité, cette faiblesse qui le condamnait à absorber comme un buvard les défauts de ses semblables.

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