Les saisons
Tant d’années depuis cette guerre. Il pensait qu’on ne peut rester témoin toute sa vie, qu’on l’est à un moment précis et que très vite, pour se protéger, on fuit ses propres pensées. Alors se remémorer le jour exact, l’heure, les lieux, les acteurs, cela lui était impossible. Il repensait à ce jour où sa fille l’avait assailli de questions – un interrogatoire en règle qui l’avait désarçonné. Elle avait cherché à connaître des situations précises, à entendre des noms, à savoir quels avaient été ses sentiments, ses réactions, ses actes dans les heures sombres. L’histoire revivait par la bouche de sa fille. Il ne sut répondre à cet assaut de curiosité que par quelques banalités ; cette période restait dans son esprit comme un rêve dont on n’a jamais voulu saisir le contenu.
Il avait fait sa promenade habituelle le matin. Maintenant les étés lui pesaient, la chaleur l’éprouvait. En rentrant à son appartement, il se remémora ce jour de l’année précédente où sa fille était venue le questionner. Dans les arbres, les oiseaux ne chantaient pas aussi joyeusement qu’à l’habitude, il s’en souvenait. Peut-être étaient-ils eux aussi empêchés par la grosse chaleur. Aujourd’hui, près de soixante ans le séparaient de ces tristes événements, mais depuis un an, ses pensées l’y ramenaient souvent. Il s’était rendu compte que chaque saison rapportait avec le vent, la lumière, les couleurs, ce qui avait été vécu alors. Certains matins ressuscitaient des lieux, des odeurs rapportaient, légèrement diffuses, des situations, tout ce qu’il avait occulté si longtemps. La veille, il avait entendu au journal télévisé que les archives relatives à la dernière guerre étaient ouvertes, que le passé – très proche à l’échelle immense du temps – pouvait désormais être connu de tous. De tous ceux qui auraient la curiosité de s’y plonger, de balayer les dossiers gardés secrets pendant plusieurs décennies. Et comble de malice, ce travail était possible directement de chez soi, depuis un ordinateur, par quelques manipulations de clavier ne demandant même pas l’effort de se déplacer, d’explorer de lourdes piles de papiers poussiéreux. Le journaliste avait fait cette annonce sur un ton léger ; se rendait-il seulement compte de la portée de l’information ? Ce travail afficherait au grand jour le courage ou la lâcheté, l’indifférence aussi, l’apathie, le manque d’engagement dont, lui, avait fait preuve alors. Bien sûr, le déshonneur ne le toucherait pas, il n’avait commis aucun crime, aucune délation, mais quel constat banal ! Il n’avait été ni héros, ni victime, ni bourreau, simplement spectateur anonyme parmi les anonymes, peut-être même témoin indifférent.
Sa fille devait passer le voir le lendemain : elle lui annoncerait qu’elle entamait des recherches, il en était maintenant certain. Il ressentait pour la première fois une sorte de honte à l’idée que sa propre fille pouvait le démasquer. Il était certain qu’elle ferait tout pour retrouver dans les archives locales une trace, un témoignage, elle était suffisamment volontaire pour cela. Mais aucun des documents disponibles ne parlerait des faits d’armes de son père, son nom jamais n’apparaîtrait. Pourquoi était-il encore en vie, serait-il obligé d’affronter une nouvelle fois la curiosité filiale, légitime pourtant ? Le soir avançait, il ressentait la fatigue de la journée. Il alla à sa chambre, s’allongea sur le lit. Dans un demi-sommeil, confortablement calé sur les oreillers, il se souvint qu’il restait dans l’armoire à pharmacie un tube de somnifères que le médecin lui avait prescrits l’année précédente. Par la porte du balcon laissée entrouverte lui parvenaient des chants d’oiseaux. La lumière se faisait plus douce, le décor de la chambre s’estompait peu à peu. Finalement, il ferma les yeux et s’endormit.