Gober le fruit

Ce qui compte
c’est tenir la main des saisons
c’est le ciel du matin
dessiné sur ma joue
Et puis aimer l’amour
s’accrocher à nos rides
comme à un sourire
Ce qui compte
c’est gober le fruit poussé
par surprise au bord
de l’âme des choses

Depuis tout ce temps où elle croyait savoir

Elle est un peu muette publiquement absente
peu concernée lointaine figée de naissance
Et puis vient une ride au coin des lèvres
entre les sourcils clairsemés d’absence
Et le passant l’ami l’enfant
pressentent une noirceur
une profonde froideur
peut être de l’indifférence
un excès de sérieux
un défaut de légèreté de tolérance
Leurs yeux la voient
camouflée sous la tristesse
incapable de s’en extraire
de la chasser de sa peau
Elle sait que de tous ses pores elle aime
rire éclater bruire et semer la joie
Et elle se dit qu’elle a certainement avancé
maladroitement depuis tout ce temps
où elle croyait
savoir

Ces ailes translucides

Toi tu veillais près du vent
tu parlais un peu haché
un peu happé
Tu marchais foulais toutes les terres
proches ou lointaines
froides ou chaudes
Tu éparpillais les ailes des papillons
qui se posaient sur ta main
parce qu’elles gênaient
trop fines trop transparentes
liées à trop de sensations
fignolées comme des œuvres d’art
Et mon regard les avalait
voulait les faire miennes
ces ailes translucides
évoquant ta force légère
tes mains où les veines
faisaient des ruisseaux

Au vent

Je regarde le jardin
J’entends le vent
Je vois les arbres, leurs branches en partance
Comme un déchaînement de petites forces
un va et vient dansant sur fond bleu
Le vent aujourd’hui irise de bleu limpide
Pas de plainte triste
mais des formes dynamiques
frôlant les espaces des oiseaux
qui ce matin racontent la journée

In-perceptions

« De quoi contaminer toute la ville » (*), se dit-elle en longeant le parc, ses parterres débordant de fleurs embaumantes. Elle se sentait aveuglée par tous ces bleu, rouge, rose, jaune. Le violet même d’un arc-en-ciel agressif la suivait, décomposant autant les effluves que les formes. La matinée était particulière : ces images la frappaient en pleine face sur ce chemin pourtant si familier. Pourquoi aujourd’hui ? Qu’est ce qui, en elle, la poussait tout à coup vers ces extrêmes perceptions, ces remugles qui la touchaient si fort, au fond des yeux, au creux du ventre ? La nouvelle saison, un rai de lumière plus brut, un vent plus caressant ? Non, rien ne justifiait des sensations qui allaient peut être confiner au malaise. Serait-elle abattue par le poids de l’imperceptible ? Il y avait en tout cas autre chose que la seule sensibilité, sa seule capacité d’émotion. Un poids bien plus élevé la freinait. Elle se donna jusqu’au soir pour analyser le changement. A la tombée du jour, qu’en serait-il ? Par quoi aurait-elle été contaminée ? Elle frissonna sous le verrou de l’attente.

(*) Christian Bobin – La nuit du cœur

Créer, imiter, créer….

« Il ne faut imiter que ce que l’on veut créer » (Georges Braque, Le jour et la nuit)… Encore faut-il vouloir, pouvoir créer. Il m’arrive chaque jour – ou presque – de me mettre en situation de faire quelque chose de mes mains ou de tenter de tirer de ma tête une réflexion. Cette recherche est un défi que je me lance, mission qui m’afflige – ou me réjouit. Une situation venue me préoccuper avec les années, dans le souci (légitime ?) de ne pas gâcher le temps restant en occupations futiles. Dans le but aussi de me rassurer en me prouvant que la « création » n’est pas un vain mot pour moi, que comme tant d’autres, je sais extraire de mes méninges quelques petites pépites (n’ayons pas peur des mots…). L’angoisse n’est pas loin en ces jours où les mots ne viennent pas, pas plus que le geste qui permettrait de faire naître la plus petite babiole. Ouf !

Poème physique

Je suis chemin, arbre et verdure
Je fraye contre le bois des haies
bois le sérum qui s’écoule des feuilles encore fraîches
Je me protège des tempêtes internes
des vagues de désir enfouies sous des chaleurs
qui montent du ventre
brûlent la gorge
et font pleurer les paupières des rivières

Journal d’hiver

2 janvier … Qu’il file vite cet hiver, simple fétu dans le vent ! Et qu’il est lourd en même temps. Lourd de bascule d’un parent, de la santé à la maladie. Le temps semble près de s’arrêter, les cellules épuisées incapables de se renouveler, le regard à peine reconnaissable, les jambes à l’arrêt. Le bout du chemin, celui du père. Un seul espoir, éviter les trop rudes chaînes, l’aliénation et la demi folie d’un être décidément parvenu à ce grand âge qu’on espère atteindre pourtant – parfois.

20 janvier … La tension est lourde, le soutien familial approximatif. Vivre la maladie, pénétrer les hôpitaux, c’est le lot terrible de tant de personnes même jeunes. Il est difficile d’y faire face de toute façon.

28 janvier … Jour de décès, de deuil et de délivrance. Les proches se rapprochent, aident, protègent celle qui reste. Les jeunes amènent leur respect dans des bagages vite bouclés, arrivent des quatre coins du pays, et d’autres aussi. Temps suspendu.

1er février … Ne manque que l’absente de quarante ans de la vie de celui qui vient de quitter son paysage familier. L’hiver est au rendez-vous de ce froid, de ce gel des sentiments.

15 février … Il fait plus froid que souvent dans ce Sud. Qu’attendre d’autre dans cette steppe de souvenirs doux-amers, sous ce ciel inchangé depuis des décennies ? Le décès d’un aïeul, survenant l’été, se vit-il plus légèrement ? Laisse-t-il entrevoir la vie plus facile, les mouvements plus naturels et acceptés, le pardon plus vite accompli…

1er mars … Premiers signes de printemps après le dernier sursaut du froid : de la neige une nuit, vite disparue au matin. Une lettre peut-elle éclairer ce paysage gris-blanc ? Oui, avec ses deux mots d’apaisement, deux mots capables de ramener les souvenirs les plus lointains, les plus amènes. Ceux qu’il faut protéger pour ne pas les abîmer. Pas d’autre solution, le temps n’est plus aux réflexions, aux questions sans réponse. Deux mots qui consolent, c’est déjà beaucoup !