Revue FPM 26

LA MEMOIRE COULEUR

Il m’arrive souvent de lancer mentalement ce que j’appelle le jeu de la mémoire muette. Passer très rapidement d’un souvenir à un autre, laissant l’esprit, les yeux, les oreilles reconstituer un moment vécu il y a longtemps. Ce jeu est difficile, comment puis-je être sûre en l’espace de quelques secondes de retrouver tout ce qui entoure un instant très précis du passé ? Et pourtant, les éléments qui me reviennent ont sans doute eu suffisamment d’impact pour me laisser ces étranges et si fortes impressions.

Il suffit d’un léger effort de concentration et la machine se met en marche. Le jeu commence… Je vois la terrasse d’une maison de vacances au bord de la mer un matin d’août, je suis à genoux sur un fauteuil en bois de châtaignier, accoudée face à la mer bleue, elle occupe tout l’horizon, de gros bateaux marchands traversent l’espace fermé à gauche et à droite par les piliers extérieurs de la terrasse couverte, c’est un spectacle qui me fascine. Je bascule ensuite très vite vers un dimanche matin, je suis assise au premier rang de notre église à côté d’une camarade qui ne cesse de fouiller dans son panier de plastique tressé sur lequel sont collés de grosses fleurs et des fruits colorés que je trouve de très mauvais goût, comme son agitation nerveuse pendant la messe. Puis je me revois quelques secondes après en voiture avec deux de mes cousins, mon oncle et ma tante occupent les places à l’avant, ce sont d’autres vacances, cette fois en Italie, sur une petite route longeant le lac de Côme et nous comptons en riant les nombreux panneaux routiers destinés à attirer l’attention des automobilistes Caduta massi -chute de pierres.

Les exemples sont multipliables à l’infini. Encore faudrait-il y ajouter ce qui accompagne les images visuelles : odeurs, parfums, sons, musiques, voix. Sel, embruns, jardins en fleur, circulation automobile sur l’avenue, relents de la cuisine attenante à la terrasse de la maison de vacances ; encens et poussière, prières chuchotées à l’église, tintement de la clochette agité par l’enfant de chœur ; plastique surchauffé, musique et voix italiennes parvenant de l’auto-radio, goudron chaud et sueur des occupants de la voiture…

Jeu de la mémoire et jeu des sensations. Elles ne peuvent avoir un rendu aussi précis, dans ces évocations ponctuelles, qu’à condition d’avoir été vécues autour de sept ou huit ans. Les mots que j’y associe, les paroles qui les accompagnent ne peuvent être que d’une enfant déjà scolarisée, sachant lire et écrire, au moins sommairement.

Si je cesse de jouer, je fouille dans le lointain pour retrouver LE premier souvenir. L’exercice porte ses fruits… Je crois pouvoir, sans me tromper, le situer vers mes quatre ans. Contrairement aux plus récents, rappelés en jouant, il n’est accompagné d’aucun son, d’aucune odeur. Je suis en compagnie de ma mère, de ma tante et d’un cousin plus jeune, un bébé sachant à peine marcher. Ma tante étend du linge sur une corde tendue sur le toit d’un immeuble et tout à coup, dans le récipient qui contient le linge mouillé, je vois une chemise blanche sur laquelle un lainage rouge a laissé une tâche, la couleur écarlate a déteint sur le blanc. La scène me revient, très brève, uniquement visuelle.

C’est sans doute la preuve que les images commencent tôt à s’imprimer dans un tiroir bien rangé de la mémoire. Et que la couleur soit l’élément caractéristique de ce catalogue me plaît beaucoup.

Revue FPM 24

MELANCOVILLE

La ville nous regarde passer dans ses rues, sur ses places. Et le soleil nous guide vers d’autres rues, d’autres places. Le décors se fond devant nos yeux. Les monuments, anciens, déclassé, n’attirent plus nos regards, nous les avons mémorisés, ces bâtiments baroques et froids, connus depuis toujours. On ne regrette pas quand les bus trop hauts les masquent du décor. Nous entendons les passants, touristes, travailleurs, parler et rire, peupler la ville. Les boutiques les prennent, les rendent automatiquement, continuellement. Alors on va chercher le silence dans les églises. On ne dit même pas une prière, on ne croit pas. Par le vitrail la lumière chauffe notre front que nous gardons tendu vers nos rêves. Quand nous entendons le banc craquer sous le poids de notre repos, on se glisse au dehors. Et ses bruits nous frôlent à nouveau… Dans la ville trop habitée, nous aimerions pourtant écouter des pas se rapprocher, des amis nous parler.

VILVILLAGE

Hommes, femmes, chiens et chats, enfants, les uns aux côtés des autres, chacun s’ignorant raisonnablement. Une vie parcellaire, qui tinte si légèrement : quels bruits habitent le village ? Les paroles ne s’entendent plus devant les portes. Quand l’été est généreux, les fenêtres ouvertes laissent filtrer quelques bribes de conversations, des chocs domestiques. Les seules vraies voix du village sont celles des enfants dans la cour de l’école, près de la maison de retraite. Pour se rassurer, on a rapproché les jeunes des aînés : Ecole-Ehpad, deux univers qui se frôlent, se croisent sans se comprendre.

[ Quand un chien aboie au bout du chemin, quand le dernier poulailler piaille, quand la cloche fêlée de l’église s’élance timidement, de vieux sons renaissent. On se souvient alors un bref instant du sifflement de la locomotive. ]

Le train ne dépose plus ni homme ni marchandises, le bus le remplace. Les enfants s’y hissent chaque matin, l’air ailleurs, pour aller à la ville proche, au collège ou au lycée. Ils singent les adultes, les yeux rivés sur le portable relié à l’oreillette. Pour les jeunes des village aussi, le monde est à portée d’yeux, d’oreilles. Ils vivent un cote à cote virtuel, ne rient plus, ne se chamaillent plus, ne regardent plus par la fenêtre du bus le paysage défiler.

[ Pourtant sur les murs mouvants des maisons, les lézardes pourraient être des visages. ]

Ici, plus de boite aux lettres où déposer une enveloppe timbrée, il faut aller un peu plus loin, là où le bureau de poste est resté. Le village a conservé une petite épicerie logée au centre pour être visible, même si elle est condamnée à vivoter, le supermarché n’est qu’à dix minutes. Les logeurs de ce dortoir de campagne, en rentrant du bureau le soir, s’arrêtent acheter le pain, le journal ou le paquet de beurre manquant, parfois même sans stopper le moteur de leur voiture, encore sur le rythme accéléré de leur journée. Les clients rejoignent ensuite leur maison, tapie dans le lotissement, au ras des champs cultivés. La classe paysanne est devenue la classe dominante. En adoptant la culture intensive, ses machines et ses dérives, elle a modifié le paysage agraire et la géographie d’une région facilement accessible.

C’est un village borgne : l’éclairage nocturne a été supprimé par économie. C’est un village en décrépitude : les routes crient sous les nids de poule, les clôtures montrent des parpaings hideusement bruts. Aujourd’hui il est difficile d’imaginer le futur de cet endroit.

[ Qui aurait pensé que la laideur envahirait un jour la campagne … Et qui se souvient des journées où les rosiers grimpants s’agrippaient joyeusement aux murs jaunis … ]

Ici ni château constructeur de patrimoine, ni abbaye légataire de rituels de campagne, ni vestiges antiques loueurs de légendes et de pans d’histoire, ni industrie fixée dans le paysage et façonneuse de mémoire artisanale et de gestes précieux, ni traditions ancestrales ancrées dans les gestes et les habitudes.


La localité reste neutre et trahie par les passages de multiples identités qui n’ont pu en faire une seule et authentique… Elle restera au centre d’un couloir d’hébergement impersonnel, une vallée usée par les grands déplacements. Elle ne peut que devenir vil village.

 

Revue FPM 22

un carré noir sur la page blanche
une rayure sur le cahier
un cube sans couleur
sans profondeur

menottes rondement
appliquées sur les muscles
étirés
le mouvement la marche
bloqués
une vie au ralenti
au bout il faut compter
que rien ne sera libre
empêché de l’intérieur
verrouillé et stupéfait
la vie sera sans espace
les menottes prises
les mains inutiles et
l’esprit
oui l’esprit

un carré noir sur la page blanche
une rayure sur le cahier
un cube sans couleur
sans profondeur
dans ce dessin bleu de nuit
la fin de vie est carcérale

Site Fepemo (avril 2018)

il y a le sud
le pôle des accents
levés -
en méditerranée
croisent les tankers
les voyageurs -
les dockers exhalent des
odeurs de piment
musqué -
les passants
secrets
cherchent
leur port -
il y a un sud
qui est aussi
le nord

~

je vis
au dessus du vide
jamais perdue
toujours fidèle et volubile
pourtant
un poids
imperceptible
me
jette comme une balle
en pleine face

~

dans l'échancrure de ma jupe
des forêts caducs
renferment le
ballet de mes pas
avant – arrière
dans l'échancrure de ma jupe

~

la nuit décolletée
dévoile
le noir
illuminé
jamais le même
qui sous mon drap
protège mes fantômes

Revue n° 19 (juin 2018)

vie et après
terre en replis
pour longtemps
craquelure
de poussière
gong de respect
en pur
souvenir enfoui
tertre reverdi
sous le sommeil
chaque nuit
en deuil sous les pleurs
des oeillets
jaunis

je n'aime pas
errance
voyance
partance
tous les mots-anses
font mal
à mon
oreille
je les abolis
les délaisse
dès
que je pense

matin
de ma fenêtre je visionne
les artifices acoquinés
à la lumière
en
décomposition
et, insoumise,
je m'étonne
je crie devant la
roue écartelée
de sa pâleur
innée

anatomique
mon corps a l'apparence de mon cerveau - un champ de vallons et de relief - un amalgame de stries et de couleurs veineuses - mon corps ne me plaît mais mon cerveau le sert bien - je le félicite de me souffler les mots pour décrire ce qui lui ressemble - ce corps protéiforme

EXIL

L’automne commençait à tacher la couleur des feuilles aux branches des arbres alors il avait voulu la conduire ici elle ne connaissait pas les montagnes austères du pays froid elle voyait défiler les routes les champs ordonnés et quadrillés descendant du haut des collines puis au détour d’un virage une grange un groupe de fermes elle dit ce pays ressemble à un album Depardon comment as-tu pu exercer ici aussi longtemps j’imagine l’hiver la neige lui c’était beau pénible et passionnant tout à la fois ce jour là ils furent jumeaux unis pour longtemps la voiture filait vers un village posé sur un point dominant une falaise à pic les maisons étaient grises et basses lacérées et tachées par le vent le gel les hivers trop longs lui la Borie Neuve au bout de ma tournée à l’écart j’arrivais ici certaines nuits pour répondre à l’appel d’une famille une heure deux heures pour faire juste ce qu’il faut les bons gestes les gens d’ici n’appellent pas pour rien et puis attendre les secours au coin de la cheminée dire quelques paroles avec l’homme ou avec la femme se réchauffer avec un café repassé attendre dans la chaleur qui engourdit elle dit et puis lui ensuite il y avait le retour la neige les congères le froid ils étaient arrivés en haut du village un champ d’herbe verte s’étalait jusqu’à la limite de la falaise au bord un cimetière et une petite église crépie à la chaux une femme encore jeune sortait d’une maison elle le reconnut s’approcha elle lui parla du pays les parents vieillissent deux familles ont quitté le village l’an dernier c’est de plus en plus difficile surtout l’hiver on vous a regretté maintenant ce n’est plus pareil il ne sut que répondre il savait qu’il avait laissé quelque chose de lui dans son exil elle elle le découvrait dans son être entier que cette césure n’avait abîmé